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la princesse brambilla.

ou bien qu’il ne parcourt pas les sombres et effrayants tombeaux de Memphis pour demander au plus ancien des rois le pouce de son pied droit pour un usage pharmaceutique destiné à la plus fière princesse du théâtre Argentine ; ou bien encore qu’il n’est pas assis à la source de l’Urdar, échangeant de sérieuses paroles avec l’enchanteur Ruffiamonte, son plus ancien ami ?

Mais n’allons pas plus loin, je veux véritablement agir comme si Celionati était assis ici dans le café grec, et vous raconter les histoires du roi Ophioch, de la reine Eiris, du miroir des eaux de la source Urdar, si vous voulez entendre de semblables choses.

— Parlez, Celionati, dit un des jeunes artistes ; je vois d’ici que c’est un de vos récits assez fous, assez aventureux, mais après tout agréables à entendre.

— Que personne de vous, dit Celionati, ne s’imagine que je veuille étaler de folles divagations que l’on puisse mettre en doute. Croyez bien que tout s’est passé comme je vais vous le dire. Le moindre doute doit cesser d’ailleurs, lorsque je viens vous assurer que j’ai appris tout ceci de la bouche même de mon ami Ruffiamonte, qui y joue en quelque sorte le rôle principal. Il y a deux cents ans à peine que, parcourant ensemble les volcans de l’Islande pour y chercher un talisman né du feu et des eaux, nous parlâmes beaucoup de la source Urdar.


— Va chez toi te coucher, maraud.
— Malhonnête ! s’écria Giglio.——

Ainsi ouvrez vos oreilles et vos esprits.

Qu’il te plaise ici, bienveillant lecteur, d’écouter une histoire qui paraît tout à fait en dehors de notre sujet, mais que j’ai entrepris de te raconter comme un épisode que t’en pourrait passer au besoin. Mais comme on arrive quelquefois subitement au but que l’on avait déjà perdu des yeux en suivant un chemin qui paraissait devoir vous égarer, il pourrait bien aussi se faire que cet épisode, chemin trompeur en apparence, nous conduisit au beau milieu de notre histoire principale.

Veuillez donc agréer, ô mon lecteur, l’étonnante


histoire du roi ophioch et de la reine eiris

Il y a longtemps, bien longtemps, dans un temps qui suivait la création du monde comme le mercredi des Cendres suit le mardi gras, que le jeune roi Ophioch régnait sur le pays Urdargarten. Je ne sais si l’Allemand Busching a décrit le pays Urdargarten avec quelque exactitude géographique, mais toujours est-il que l’enchanteur Ruffiamonte m’a cent fois assuré qu’il appartenait aux pays les plus favorisés qui ont jamais existé et qui existeront jamais. Il y avait là de si beaux trèfles, de si magnifiques prairies que l’animal paissant le plus gourmet n’avait aucune envie de quitter cette chère patrie ; il s’y trouvait aussi d’immenses forêts ornées d’arbres et de plantes de gibier magnifique, et embaumées de parfums si doux, que les vents du matin et du soir ne pouvaient se lasser de les parcourir. Le pays fournissait du vin, de l’huile et des fruits en abondance et d’une parfaite qualité ; des eaux argentées sillonnaient les campagnes ; les montagnes donnaient de l’argent et de l’or, et, comme les hommes, véritablement riches, se vêtaient simplement d’une verdure rougeâtre et foncée ; et si l’on voulait se donner la moindre peine, on trouvait en grattant le sable les plus belles pierres précieuses, qui pouvaient, si l’on voulait les utiliser, fournir des boutons de chemise et de gilet ; si l’on n’y voyait pas des palais de marbre et d’albâtre, dans de belles villes bâties en briques, cela tenait à ce que la civilisation n’avait pas encore persuadé aux hommes qu’il est plus confortable d’être assis dans un fauteuil et protégé par d’épaisses murailles, que de demeurer sur le bord d’un ruisseau murmurant, dans une petite cabane entourée de bruyants ombrages, et de s’exposer au risque qu’un arbre effronté vienne fouetter la fenêtre de son feuillage et mêler son langage à tout, comme un hôte que l’on n’a pas invité, ou bien que la vigne et le lierre jouent chez vous le rôle de tapissier.

Il arriva aussi que les habitants du pays d’Urdargarten, qui étaient d’excellents patriotes, aimaient beaucoup leur roi, même quand ils ne le voyaient pas précisément, et qu’ils criaient, même dans les jours qui n’étaient pas son jour de naissance :

— Vive notre roi Ophioch ! qu’il soit le plus heureux monarque du monde !

Cela aurait pu être en effet, s’il n’avait été, ainsi que beaucoup de gens du pays, que l’on regardait comme les plus sages, attaqué d’un accès d’une tristesse particulière qui ne lui permettait de goûter aucun plaisir au milieu de toutes ses magnificences.


Le vieux Celionati.

Le roi Ophioch était un jeune homme d’esprit ; ses vues étaient pures, sa raison grande, et il avait même un sentiment poétique. Ceci paraîtra peut-être incroyable et inadmissible, mais il faut faire la part du temps où il vivait. Peut-être aussi l’âme du roi Ophioch répétait-elle comme un écho des accords de ce temps reculé de bonheur ineffable, où la nature, caressant l’homme comme son nourrisson bien-aimé, lui donnait l’intuition immédiate de tout être avec l’intelligence du plus haut idéal et de la plus pure harmonie. Ainsi ce roi croyait entendre des voix ravissantes lui parler dans le mystérieux frisson de la forêt, dans le murmure des ruisseaux et des sources ; il lui semblait que les nuages étendaient vers lui sur terre leurs grands bras blancs pour l’embrasser, et sa poitrine se gonflait d’un ardent désir.

Mais tout cela bientôt se mêlait comme un songe confus, et il sentait l’air froid du battement des ailes de fer du démon terrible qui l’avait mis en discorde avec sa mère, et il se voyait dans sa colère abandonné par elle sans retour. Les voix des forêts et des montagnes lointaines qui éveillaient naguère le désir et un doux pressentiment d’un bonheur passé, répétaient les railleries de ce noir démon. Mais