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casse-noisette.

Fritz fut fort confus, et se glissa, sans plus s’occuper de noix et de Casse-Noisette, de l’autre côté de la table, où ses hussards avaient établi leur bivouac, après avoir convenablement posé leurs sentinelles avancées.

Marie recueillit les dents brisées du Casse-Noisette, elle lui enveloppa son menton malade avec un beau ruban blanc qu’elle détacha de sa robe, et enveloppa le pauvre petit, qui paraissait encore pâle et effrayé, dans son mouchoir, avec un plus grand soin qu’auparavant. Et puis, tout en le berçant dans ses bras comme un enfant, elle se mit à parcourir le nouveau cahier d’images qui faisait partie des cadeaux du jour. Et contre sa coutume, elle se fâchait très-fort lorsque le parrain Drosselmeier lui demandait en riant bien haut :

— Mais pourquoi prends-tu tant de soin d’un être aussi affreux ?

La comparaison étrange avec Drosselmeier qui lui était survenue lorsqu’elle avait vu le petit pour la première fois lui revint en mémoire, et elle dit très-sérieusement :

— Qui sait, cher parrain, si tu faisais toilette comme mon Casse-Noisette, et si tu avais de belles bottes aussi brillantes, qui sait si tu n’aurais pas aussi bon air que lui ?

Marie ne comprit pas pourquoi ses parents se mirent à rire aussi fort, et pourquoi le conseiller de haute justice devint rouge jusqu’aux oreilles, et rit un peu moins fort qu’auparavant. Il pouvait avoir ses raisons pour cela.


PRODIGES.


Il y a à gauche, en entrant dans la chambre où l’on se tient d’habitude, chez le médecin consultant, une haute armoire vitrée placée contre le mur. C’est là où les enfants serrent tous les cadeaux qui leur sont faits chaque année. Louise était encore bien petite lorsque le père fit fabriquer cette armoire par un très-habile ouvrier. Dans le haut, où Fritz et Marie ne pouvaient atteindre, étaient placés les œuvres d’art du parrain Drosselmeier ; après venaient des rayons de livres, et les deux derniers rayons appartenaient en commun aux petits enfants. Toutefois Marie se réservait celui du bas pour ses poupées, et Fritz avait fait de celui placé au-dessus le quartier général de ses troupes. Ce soir Marie avait mis de côté Mademoiselle Trudchen et avait placé la nouvelle poupée, parée avec élégance, dans sa petite chambre si bien meublée, et l’avait invitée à partager des bonbons. Mademoiselle Claire, c’était son nom, devait se trouver à merveille dans une chambre pareille.

Il était déjà tard, minuit allait sonner, le parrain Drosselmeier était déjà parti depuis longtemps, et les enfants ne pouvaient se décider à quitter l’armoire vitrée, bien que leur mère leur eût répété plus d’une fois qu’il était grand temps d’aller au lit.

— C’est vrai, s’écria Fritz, les pauvres diables (les hussards) voudraient se reposer, et tant que je suis là aucun d’eux n’osera fermer l’œil, je le sais bien.

Et il partit.

Mais Marie priait sa mère :

— Petite mère chérie ! laisse-moi là encore un moment, un seul petit moment ! J’ai encore quelques petites choses à arranger, et après j’irai me coucher tout de suite.

Marie était une enfant bien raisonnable, et sa bonne mère pouvait sans crainte la laisser seule avec ses joujoux. Seulement la mère éteignit toutes les lumières, à l’exception d’une lampe suspendue au plafond qui répandait une douce lueur.

— Dépêche-toi de venir, chère Marie, lui dit la mère ; autrement je ne pourrais pas demain te lever à temps.

Et elle entra dans sa chambre à coucher.

Aussitôt que Marie se trouva seule, elle s’avança rapidement en portant encore sur ses bras le Casse-Noisette malade, enveloppé dans son mouchoir. Elle le posa sur la table avec précaution, déroula le mouchoir et regarda le blessé.

Casse-Noisette était très-pâle ; mais il lui fit un sourire mélancolique et si aimant, que Marie en fut touchée jusqu’au fond du cœur.

— Ah ! Casse-Noisette, dit-elle très-bas, ne sois pas fâché contre mon frère Fritz, qui t’a fait tant de mal ; il n’avait pas de mauvaises intentions. Seulement il est devenu un peu brutal en vivant avec les rudes soldats ; mais c’est un très-bon enfant, je t’assure. Moi je te soignerai bien tendrement jusqu’à ce que tu sois devenu gai et bien portant. Le parrain Drosselmeier, qui s’y entend, te remettra tes dents et rassurera tes épaules.

Mais Marie s’arrêta tout à coup ; car, lorsqu’elle prononça le nom de Drosselmeier, l’ami Casse-Noisette fit une terrible grimace, et il sortit de ses yeux comme des pointes brillantes.

Au moment où Marie allait s’effrayer, le visage de l’honnête Casse-Noisette était redevenu mélancolique et souriant, et elle comprit qu’un courant d’air, en agitant la flamme de la lampe, avait ainsi défiguré son visage.

— Suis-je donc folle, dit-elle, de m’effrayer aussi facilement et de croire qu’une poupée de bois peut me faire des grimaces ! Mais j’aime Casse-Noisette, parce qu’il est comique et en même temps d’un si bon caractère, et pour cela il mérite d’être soigné comme il faut.

Puis elle prit Casse-Noisette dans ses bras, s’approcha de l’armoire vitrée, et dit à la nouvelle poupée :

— Je t’en prie, mademoiselle Claire, cède ton lit à Casse-Noisette, et contente-toi du sofa ; tu te portes bien, car autrement tu n’aurais pas de si belles couleurs. Réfléchis qu’il y a peu de poupées qui possèdent un sofa aussi moelleux.

Mademoiselle Claire, dans sa belle toilette, parut assez mécontente, prit un air dédaigneux et ne répondit rien.

— Qu’ai-je besoin de tant de façons ? continua Marie.

Et elle tira le lit, y posa doucement Casse-Noisette, enveloppa encore avec un nouveau ruban ses épaules malades et le couvrit jusqu’au nez.

— Tu ne resteras pas auprès de cette boudeuse de Claire, dit-elle.

Et elle prit le lit avec Casse-Noisette, et le mit dans le rayon supérieur, près du beau village où étaient campés les hussards de Fritz.

Elle ferma l’armoire, et voulut se rendre dans la chambre à coucher. Alors on entendit tout autour un murmure, un chuchotement, un léger bruit, tout bas, tout bas, derrière le poêle, derrière les chaises, derrière l’armoire. La pendule gronda toujours de plus en plus fort ; mais elle ne pouvait pas sonner.

Marie leva les yeux vers l’horloge. Le grand hibou qui la dominait avait abaissé ses ailes, qui couvraient tout le cadran, et il avait allongé sa vilaine tête de chat au bec crochu ; le grondement continuait, et l’on y distinguait ces mots

— Heures, heures, heures, heures ! murmurez doucement : le roi des souris a l’oreille fine. Purpurr, poum, poum ! chantez seulement, chantez vos vieilles chansons ! Purpurr, poum, poum ! frappez, clochettes, frappez, c’est bientôt fait !

Et la clochette, sourde et enrouée, fit douze fois poum, poum !

Marie commença à avoir le frisson, et elle allait se sauver d’effroi, lorsqu’elle vit le parrain Drosselmeier. Il se tenait assis sur la pendule à la place du hibou, et il avait laissé tomber des deux côtés comme des ailes les pans de son habit jaune. Elle reprit donc courage, et s’écria d’une voix plaintive :

— Parrain Drosselmeier, parrain Drosselmeier, que fais-tu là-haut ? Descends, et ne me fais pas peur comme cela, méchant parrain Drosselmeier !

Mais alors il s’éleva de tous côtés un bruit de fous rires et de sifflements, et l’on entendit bientôt trotter et courir derrière les murailles comme des milliers de petits pieds, et mille petites lumières brillèrent à travers les fentes du parquet. Mais ce n’étaient pas des lumières : c’étaient de petits yeux flamboyants, et Marie remarqua que des souris paraissaient de tous côtés. Bientôt tout autour de la chambre on courait au trot, au trot, au galop, au galop !

Des amas de souris de plus en plus distinctes couraient çà et là ventre à terre, et se plaçaient à la fin en rang et par compagnie, comme Fritz le faisait faire à ses soldats quand ils devaient aller à la bataille.

Cela parut très-amusant à Marie ; et comme elle n’éprouvait pas contre les souris l’espèce d’horreur qu’elles inspirent aux enfants, elle commençait à reprendre courage, lorsque tout à coup elle entendit des sifflements si effroyables et si aigus, qu’elle sentit un frisson lui parcourir le corps.

Mais qu’aperçut-elle ?

Juste à ses pieds tourbillonnèrent, comme mus par un pouvoir souterrain, du sable, de la chaux et des éclats de briques, et sept têtes de souris, ornées chacune d’une couronne étincelante, sortirent du plancher en poussant des sifflements affreux. Bientôt un corps, auquel appartenaient les sept têtes, s’agita avec violence et parvint à s’élancer dans la chambre.

Toute l’armée salua trois fois d’acclamations violentes la grosse souris ornée de sept couronnes, et se mit aussitôt en mouvement au trot, au trot, au galop, au galop ! vers l’armoire et vers Marie, qui se tenait encore placée près du vitrage.

Le cœur de Marie battit si fort, qu’elle crut qu’il allait s’échapper de sa poitrine, et qu’alors elle mourrait ; mais il lui sembla que son sang se figeait dans ses veines, et, à demi évanouie, elle chancela en reculant.

Et alors Klirr, klirr, prr !…

La vitre de l’armoire tomba brisée en morceaux sous la pression de son coude. Elle éprouva un moment une poignante douleur au bras gauche ; mais en même temps elle se sentit le cœur moins oppressé. Elle n’entendit plus ni cris ni sifflements ; tout était devenu tranquille, et elle crut que les souris, effrayées du bruit de la vitre brisée, s’étaient réfugiées dans leurs trous. Mais tout à coup des rumeurs étranges s’élevèrent de l’armoire placée derrière elle, et de petites voix disaient :

— Éveillons-nous, éveillons-nous ! Au combat, au combat cette nuit ! Éveillons-nous, au combat !

Et alors un doux et gracieux bruit de clochettes résonna harmonieusement.

— Ah ! c’est mon jeu de cloches ! s’écria Marie toute joyeuse.

Et elle sauta de côté.

Elle vit que l’armoire s’éclairait et se remplissait de mouvement. De petites poupées couraient l’une sur l’autre et faisaient de l’escrime avec leurs bras.