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Page:Hoffmann - Contes mystérieux, trad. La Bédollière.djvu/74

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contes mystérieux.

Alors Marie rejeta sa tête en arrière, ferma les yeux et fut toute honteuse. Au même instant les douze Maures la prirent dans leurs bras, et la descendirent de la conque marine sur la rive.

Elle se trouva dans un petit bois qui était peut-être encore plus charmant que le bosquet de Noël ; là, tout brillait, tout étincelait à l’envi. Ce qu’il y avait surtout d’admirable, c’étaient les fruits étranges qui pendaient aux arbres et qui non-seulement avaient une couleur singulière, mais aussi un parfum merveilleux.

— Nous sommes dans le bois des Confitures, dit Casse-Noisette, mais voici la capitale.

Comment raconter les beautés de la ville qui s’offrit tout d’un coup aux yeux de Marie au dessus d’un champ de fleurs ? Non-seulement les murs et les tours brillaient dans les couleurs les plus charmantes, mais l’on ne pourrait, quant à leur forme, trouver sur terre rien qui pût leur être comparé. Les maisons, au lieu de toits, étaient couronnées de tresses de fleurs, et les tours étaient ornées du feuillage le plus admirable et le plus varié que l’on pût voir.

Lorsqu’ils passèrent sous la porte, qui paraissait être de macarons et de fruits confits, des soldats d’argent présentèrent les armes, et un petit homme enveloppé dans une robe de brocart se jeta au cou de Casse-Noisette en disant :

— Cher prince, soyez bienvenu dans la ville des Pâtes confites !

L’étonnement de Marie fut grand lorsqu’elle vit un personnage de distinction reconnaître et appeler roi le jeune Drosselmeier. Elle entendit tant de petites voix retentir et un tel bruit de jeux, de chants, de cris de joie et d’éclats de rire, qu’elle demanda à Casse-Noisette ce qu’elle devait en penser.

— Oh ! chère demoiselle Stahlbaûm, répondit Casse-Noisette, c’est une chose toute naturelle. La ville des Pâtes confites est un lieu de plaisir, et la population y est grande ; c’est ainsi tous les jours. Mais donnez-vous la peine d’y entrer.

Au bout de quelques pas, ils se trouvèrent sur la grande place qui offrait le plus admirable spectacle. Toutes les maisons qui l’entouraient étaient de sucre travaillé à jour. Des galeries s’élevaient sur des galeries ; au milieu se dressait un grand arbre gâteau praliné ayant la forme d’un obélisque, et autour de lui quatre fontaines d’un grand art lançaient en l’air des jets de limonades, d’orgeat et d’autres boissons agréables, et dans leurs bassins s’amoncelait de la pure crème que l’on pouvait manger à la cuillère. Mais ce qui était plus charmant que tout cela, c’étaient les charmantes petites gens qui se pressaient par milliers tête contre tête, et riaient, plaisantaient, chantaient, enfin faisaient tout le bruit joyeux que Marie avait déjà entendu de loin. Il y avait là des messieurs et des dames en belle toilette, des Arméniens, des Grecs, des Juifs et des Tyroliens, des officiers et des soldats, des prédicateurs, des bergers, des pierrots, enfin tout le monde que l’on peut rencontrer sur la surface du globe. Dans un coin il s’élevait un grand tumulte, et le peuple s’y précipitait en foule, car le Grand Mogol se faisait porter là en palanquin, accompagné de quatre-vingts grands du royaume et de sept cents esclaves. Dans un autre coin arrivait aussi la corporation des pêcheurs, composée de cinq cents personnes ; et pendant qu’ils s’avançaient en cortége, le Grand Turc, aussi à cheval, suivi de trois mille janissaires, traversait le marché où se rendait aussi le chœur de l’opéra de la Fête interrompue, qui chantait avec accompagnement d’orchestre.

— Levez-vous et remerciez le soleil puissant !

Et il se dirigeait vers l’arbre-gâteau.

Alors ce fut une foule, un tohubohu des gens qui se poussaient. Bientôt des cris retentirent, car un pêcheur avait dans la foule abattu la tête d’un brame, et le Grand Mogol avait été jeté à terre par un pierrot. Le bruit devenait de plus en plus fort, et l’on commençait à se bousculer et à se battre, lorsque l’homme en robe de brocart, qui à la porte avait salué Casse-Noisette du nom de prince, monta sur l’arbre-gâteau, et, après avoir tiré par trois fois la corde d’une cloche très-sonore, s’écria trois fois :

— Confiseur ! confiseur ! confiseur !

Aussitôt le tumulte s’apaisa : chacun chercha à se débarrasser de son mieux, et, après que tous ces cortéges mêlés ensemble se furent débrouillés, on brossa le costume sali du Grand Mogol et l’on remit la tête du brame. Alors le joyeux bruit recommença de plus belle.

— Que signifie cette invocation au confiseur, mon bon monsieur Drosselmeier ? demanda Marie.

— Ah ! ma chère demoiselle Stahlbaûm, répondit Casse-Noisette, le confiseur est un être inconnu ici ; mais il est regardé comme exerçant une puissance effroyable, car l’on est persuadé qu’il peut faire des hommes ce que bon lui semble : c’est le Destin ! il gouverne ainsi ce peuple, et il en est tellement redouté, que son nom suffit pour apaiser le plus grand tumulte, comme le bourgmestre vient de vous en donner ici la preuve. Personne ne pense plus aux affaires terrestres, à ses côtes foulées ou à ses bosses à la tête ; mais on se recueille en disant : Quel est cet homme, et que peut-il faire ?

Marie ne put retenir un cri d’étonnement lorsqu’elle se trouva tout à coup devant un château tout resplendissant d’un reflet rose, flanqué de cent hautes tours. Partout de riches bosquets de violettes, de narcisses, de tulipes, de giroflées, étaient répandus sur les murailles, dont la couleur chaude et sombre rehaussait l’éclat du terrain d’un ton blanc rosé. La grande coupole qui s’élevait au milieu de l’édifice, comme aussi les toits des tours, d’une forme pyramidale, étaient semés de mille petites étoiles brillantes d’or et d’argent.

— Voici le palais Frangipane, dit Casse-Noisette.

Marie était toute concentrée dans la contemplation de ce palais merveilleux ; cependant elle remarqua que le toit d’une grande tour manquait tout à fait, et que des petits bonshommes, placés sur un échafaudage de zinc, semblaient vouloir le rétablir. Avant qu’elle eût le temps d’interroger Casse-Noisette à ce sujet, celui-ci continua ainsi :

— Il y a peu de temps ce beau château fut menacé d’une affreuse dévastation, sinon d’une destruction complète. Le géant Gourmet passa par ici, mangea d’un seul coup le toit de cette tour, et rongea un peu de la grosse coupole ; les bourgeois lui abandonnèrent un quartier de la ville et une partie assez considérable du bois Confiture en tribut, et, son appétit étant apaisé, il s’en alla.

Au même moment on entendit une douce musique, les portes du château s’ouvrirent, et douze pages en sortirent tenant en main des tiges d’œillets aromatisées, allumées, qu’ils portaient en guise de torches. Leurs têtes étaient formées d’une perle, leurs corps étaient des rubis et des émeraudes, et leurs pieds étaient d’or admirablement travaillé. Derrière eux marchaient quatre dames presque aussi grandes que la Claire de Marie, mais couvertes de costumes d’une telle magnificence, que Marie reconnut aussitôt en elles les princesses du sang. Elles embrassèrent Casse-Noisette de la manière la plus tendre, et elles criaient en même temps d’une voix attendrie :

— Ô mon prince, mon cher prince ! ô mon frère !

Casse-Noisette paraissait très-ému, et il s’essuyait souvent les yeux ; puis il prit la main de Marie et dit d’un ton pathétique :

— Voici mademoiselle Stahlbaûm, fille d’un estimable médecin consultant. Elle m’a sauvé la vie. Si elle n’avait pas jeté sa pantoufle en temps opportun, si elle ne m’avait pas procuré le sabre du colonel en retraite, je serais descendu dans la tombe, mis à mort par les dents maudites du roi des souris. Ô Pirlipat, bien qu’elle soit née princesse, égale-t-elle en beauté, en bonté et en vertus mademoiselle Marie ?… Non, dis-je, non !

Toutes les dames répétèrent à la fois non !

Elles tombèrent en sanglotant aux pieds de Marie et s’écrièrent :

— Ô noble protectrice de notre frère bien-aimé, excellente demoiselle Stahlbaûm !…

Et les demoiselles conduisirent Marie et Casse-Noisette dans l’intérieur du château, et dans une salle dont les murs étaient de cristal étincelant coloré de toutes nuances. Mais ce qui plut là surtout à Marie, ce furent les charmantes petites chaises, les commodes, les secrétaires, etc., placés tout autour, et qui étaient de bois de cèdre ou du Brésil incrustés de fleurs d’or. Les princesses forcèrent Casse-Noisette et Marie à s’asseoir, et leur dirent qu’elles voulaient leur préparer un festin à l’instant même. Elles allèrent chercher une multitude de petits plats et de petites assiettes de la plus fine porcelaine du Japon, et des couteaux, des fourchettes, des râpes, des casseroles, et une foule d’ustensiles de cuisine d’or et d’argent ; puis elles apportèrent les plus beaux fruits et les sucreries les plus délicates, comme Marie n’en avait jamais vus, et commencèrent aussitôt, avec leurs mains délicates et blanches comme la neige, à presser les fruits, à écraser les épices, à râper les dragées, et enfin à s’occuper des soins du ménage.

Marie vit comment les princesses s’entendaient à la cuisine ; elle devinait qu’elle allait faire un charmant repas, et elle désirait secrètement prendre aussi part aux occupations des princesses. La plus belle des sœurs de Casse-Noisette, comme si elle avait lu dans l’esprit de Marie et deviné son intention secrète, lui dit en lui présentant un mortier d’or :

— Ô douce amie, vous qui avez conservé notre frère, soyez assez aimable pour piler ce sucre candi !

Lorsque Marie se mit à l’œuvre pleine de joie, le mortier résonnait sous ses coups comme une agréable chanson. Alors Casse-Noisette commença à raconter en détail ce qui s’était passé dans l’effroyable bataille entre son armée et celle du roi des rats, comment il avait été à moitié battu par la lâcheté de ses troupes, et comment enfin, lorsque l’affreux roi des souris voulait le mettre à mort, Marie avait pour le sauver sacrifié plusieurs de ses sujets qui étaient passés à son service. Il raconta bien d’autres choses encore.

Il semblait pendant ce temps à Marie que les paroles de Casse-Noisette se perdaient pour ainsi dire dans les lointains, comme aussi ses coups dans le mortier, et bientôt elle vit des gazes d’argent s’élever comme de légers nuages dans lesquels les princesses, les pages, Casse-Noisette et elle-même planaient dans les airs. Un étrange murmure de chants et de bruits confus se fit entendre, qui résonnait dans l’espace, et Marie, sur les nuages qui s’envolaient, montait haut, plus haut, toujours plus haut, plus haut encore !


DÉNOUMENT.


Prr ! paff !… Marie tomba d’une hauteur immense ; ce fut une secousse.