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contes mystérieux.
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fandango dansé entre neuf œufs, maintenant tu peux lui demander ton anneau.

— Niais que tu es, répondit celui-ci, ne le vois-tu pas à mon petit doigt ? je l’avais laissé dans mon gant en le retirant, et je l’y ai retrouvé le soir même.

Mais la danse de Manuela captiva toute son attention. Jamais on n’avait vu rien de pareil. Pendant qu’Euchar, un peu tourné, attachait sur la danseuse un profond regard, Ludovic se laissait aller à l’élan de son enthousiasme, qu’il exprimait par de bruyantes exclamations. Alors Victorine, placée près de lui, lui dit tout bas :

— Hypocrite ! vous osez me parler d’amour, et vous vous amourachez de cette petite drôlesse, une danseuse de corde espagnole ! Ne vous hasardez pas à la regarder plus longtemps.

Ludovic ne fut pas peu embarrassé de cet immense amour de Victorine pour lui, amour qui lui inspirait une jalousie si déraisonnable.

— Je suis très-heureux, se dit à lui-même, mais c’est gênant.

Aussitôt que la danse fut terminée, Manuela prit la guitare, et commença à chanter des romances espagnoles très-gaies. Ludovic lui demanda de chanter de nouveau ce bel hymne qu’elle lui avait fait entendre, et Manuela commença aussitôt :

« Laurel immortal al gran Palafox, etc. »

Son enthousiasme allait croissant, sa voix résonnait de plus en plus, les accords retentissaient avec une force toujours plus grande. Enfin vint la strophe qui annonce la délivrance de la patrie ; alors son regard s’attacha brillant sur Euchar, elle versa un torrent de larmes et tomba sur un genou. La présidente courut aussitôt vers elle, et la releva en disant :

— Restons-en là, ma charmante enfant.

Puis elle la conduisit sur un sofa, l’embrassa sur le front et lui caressa les joues.

— Elle est folle ! dit Victorine à l’oreille de Ludovic ! Tu n’aimes pas une folle ! Dis-moi à l’instant même que tu ne peux pas aimer une folle !

— Ah ! mon Dieu, non ! répondit Ludovic tout effrayé et sans pouvoir se rendre compte de cette explosion du violent amour de Victorine.

Tandis que la présidente forçait Manuela à prendre du vin doux et des biscuits, le brave guitariste Biago Cubas, qui s’était agenouillé en pleurant dans un coin de la chambre, fut aussi gratifié d’un verre de vin de Xérès, qu’il vida jusqu’à la dernière goutte en criant d’une voix joyeuse « Doña, viva usted mil años. »

On peut se figurer que les femmes se précipitèrent à l’envi autour de Manuela pour l’accabler de questions sur sa patrie, sa famille, etc. La présidente comprit trop la position pénible de la jeune fille, pour ne pas chercher à la délivrer, et pour cela elle sut faire tourner tout ce cercle si immobile de telle sorte que tout le monde y fût entraîné, même les joueurs de piquet.

Pendant tout ceci Manuela avait disparu avec son Cubas.

Au moment où la société se séparait, la présidente dit :

— Mon cher Euchar, je parierais que vous savez encore bien des choses intéressantes sur le comte Edgard. Votre récit n’était qu’un fragment d’une histoire qui nous a si vivement préoccupés, que nous ne pourrons en dormir. Je vous donne seulement jusqu’à demain soir pour vous recueillir. Il nous faut en savoir plus au long sur don Rafael Empecinado et les guérillas ; et s’il est possible qu’Edgard devienne amoureux, ne nous le cachez pas, je vous prie.

— Cela serait charmant, s’écria-t-on de tous côtés ; et Euchar fut forcé de promettre de revenir le lendemain armé de tout le matériel nécessaire pour terminer son histoire.

Ludovic en s’en retournant avec lui ne cessait de lui parler de l’amour de Victorine, poussé jusqu’à la folie.

— Mais, ajouta-t-il, sa jalousie m’a fait lire en mon âme, et j’ai vu que j’aime éperdument Manuela. Je veux aller la voir et lui déclarer mon amour, la presser sur mon cœur.

— Fais-le donc, lui répondit froidement Euchar.

Lorsque la société se trouva de nouveau réunie le lendemain soir chez la présidente ; celle-ci annonça avec regret que le baron Euchar lui avait écrit qu’un événement inattendu l’avait contraint de partir subitement, ce qui le forçait à remettre à son retour le reste de son récit.


IV.


Retour d’Euchar. — Scènes d’un mariage parfaitement heureux. — Conclusion de l’histoire.


Deux années pouvaient s’être écoulées, lorsqu’une belle voiture de voyage, lourdement chargée de paquets de tout genre, s’arrêta devant la porte de l’Ange d’or, le premier hôtel de la ville de W…

Un jeune homme, une dame voilée et un monsieur assez âgé en descendirent. Ludovic passait dans la rue, et il ne put s’empêcher de s’arrêter pour braquer son lorgnon sur les voyageurs.

Au même instant le jeune homme se détourna, et se jeta dans ses bras en s’exclamant :

Ludovic, mon cher Ludovic ! Mille bonjours !

Celui-ci ne fut pas peu surpris de retrouver ainsi à l’improviste son ami Euchar ; car c’était lui qui venait de descendre de la voiture.

— Mon cher ! lui dit Ludovic, quelle est la dame voilée et quel est aussi le vieillard qui sont arrivés avec toi ? Tout cela me paraît si étrange… Et vois ! il entre encore une voiture, et il s’y trouve… Dieu ! — ai-je bien vu ?

Euchar prit Ludovic sous le bras, fit quelques pas avec lui dans la rue, et lui dit :

— Tu apprendras tout, mon cher ami, quand il en sera temps ; mais, pour le moment, dis-moi ce qui a pu t’arriver. Tu es pâle comme un mort, tes yeux ont perdu leur éclat ; et, s’il faut te l’avouer, franchement, tu es vieilli de dix années. Es-tu tombé gravement malade ? es-tu sous le poids d’un lourd chagrin ?

— Non, répondit Ludovic je suis toujours l’homme le plus heureux du monde, et je mène, au sein de l’amour et des plaisirs, une véritable existence de fainéant. Apprends que depuis plus d’une année la céleste Victorine m’a offert sa douce main. La belle maison là-bas, avec les glaces qui brillent aux fenêtres, est ma résidence, et tu ne pourrais rien faire de plus raisonnable que de venir à l’instant avec moi pour visiter mon paradis terrestre. Comme ma bonne femme va être enchantée de te revoir ! Allons la surprendre !

Euchar lui demanda le temps nécessaire pour changer de costume, et lui promit de se rendre aussitôt chez lui pour apprendre de sa bouche comment tout s’était réuni pour assurer son bonheur.

Ludovic reçut son ami au bas des escaliers, et le pria de monter avec la plus grande précaution, parce que Victorine, très-fréquemment, et justement dans le moment même, était tourmentée de douleurs de tête nerveuses, qui la jetaient dans un tel état d’irritabilité, qu’elle entendait alors les pas même les plus légers dans la maison, bien que ses appartements fussent situés dans l’aile la plus éloignée du château. Tous les deux se glissèrent à pas de loup le long des escaliers garnie de tapis, et par un corridor atteignirent la chambre de Ludovic.

Après l’expansion cordiale de la joie de se revoir, Ludovic tira le cordon d’une sonnette et s’écria tout à coup :

— Dieu ! Dieu ! qu’ai-je fait ? malheureux que je suis ! et se cacha la figure dans ses mains.

Presque au même instant une espèce de servante renfrognée s’élança dans la chambre, et dit à Ludovic avec un accent criard :

— Que faites-vous donc, monsieur le baron ? voulez-vous tuer madame, qui a déjà des attaques de crampes ?

— Ah ! Dieu ! dit en se lamentant Ludovic, ma chère Annette, dans ma joie j’ai oublié. — Vois-tu, le baron mon cher ami de cœur est arrivé. — Il y a bien des années que nous ne nous sommes vus ; c’est un vieil ami intime de madame, prie-la, supplie-la me permettre de le conduire chez elle ; fais cela, ma bonne Annette et il lui mit une pièce d’argent dans la main.

La servante partit avec un air dédaigneux en disant :

— Je vais voir ce qui peut se faire.

Euchar, qui vit ici une scène comme il ne s’en présente que trop dans la vie, scène répétée dans cent romans et dans cent comédies, se fit à l’instant une idée du bonheur intime de son ami. Il sentit, comme Ludovic, l’embarras de ce moment, et commença à s’informer de choses indifférentes ; mais Ludovic ne se laissa pas détourner, et voulut absolument lui raconter ce qui lui était arrivé d’extraordinaire depuis leur séparation.

— Tu te rappelles, lui dit-il, la soirée où, chez la présidente Vehs, tu racontas les aventures de ton ami Edgard ; tu te rappelles aussi sans doute que Victorine, dans un accès de jalousie, me laissa voir l’amour qui l’enflammait pour moi. Moi, fou que j’étais, je te l’avoue, je m’amourachai d’une petite danseuse espagnole, dans les regards de laquelle je lisais que je n’aimais pas sans espoir. Tu auras remarqué que lorsque, à la fin du fandango, elle rassembla les œufs en pyramide, la pointe de cette pyramide était dirigée vers moi, qui me trouvais juste au milieu du cercle, derrière la chaise de la présidente. Dis-moi, pouvait-elle mieux me faire comprendre combien je l’intéressais ?

Le jour suivant, je voulus aller rendre visite à cette jeune fille ; mais l’enchaînement des choses ne permit pas qu’il en fût ainsi. J’avais presque oublié la petite, lorsque le hasard…

— L’enchaînement des choses ? interrompit Euchar.

— Oui, c’est juste, reprit Ludovic. Bref, quelques jours après, je me promenais dans le parc qui se trouve devant l’auberge où nous aperçûmes pour la première fois notre jeune Espagnole. Alors l’hôtesse (tu ne saurais croire combien cette femme, qui m’a donné autrefois de l’eau et du vinaigre pour la blessure de mon genou, s’intéresse à moi), l’hôtesse, dis-je, s’élança vers moi et me demanda avec instance où se trouvaient la danseuse et son accompagnateur, qui, après lui avoir rendu tant de visites, avaient cessé de revenir depuis plusieurs semaines.

Je résolus le jour suivant de me donner toutes les peines possibles pour aller à leur recherche ; mais l’enchaînement des choses ne voulut point que cela se fît. Mon cœur se repentit aussi de la folie que je voulais commettre, et se tourna tout à fait vers la céleste Victorine ; mais l’attentat de mon infidélité avait si profondément choqué son âme impressionnable, qu’elle ne voulait plus me voir ni même entendre parler de moi.