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pays. Il n’avait pas revu don Rafael, et n’avait même reçu de lui aucune nouvelle.

Il était déjà depuis longtemps de retour dans sa ville natale, lorsqu’un jour la petite bague de don Rafael, qu’il portait toujours au doigt, lui fut prise d’une façon étrange.

Le matin du jour suivant, un petit homme aux manières singulières se présenta devant lui, et lui montra l’anneau qu’il avait perdu.

— Cet anneau est-il à vous ? lui demande-t-il.

— Sans aucun doute, lui répondit notre ami.

Alors l’homme, hors de lui, s’écria en espagnol :

— Don Edgard, c’est vous, n’est-ce pas ?… Il n’y a pas de doute possible…

Les traits du petit homme revinrent à la mémoire d’Edgard : c’était le fidèle serviteur de Rafael, le même qui, avec le courage du désespoir, avait défendu la fille de son maître.

Empecinado, chef des guérillas.
Empecinado, chef des guérillas.
Empecinado, chef des guérillas.

— Au nom de tous les saints ! s’écria-t-il, vous êtes le serviteur de don Rafael Marchez ! Je vous reconnais. Où est-il ? Ah ! un singulier présage va se vérifier…

— Venez avec moi, lui dit le vieillard.

Et il conduisit Edgard dans un faubourg retiré, et lui fit monter les escaliers d’une maison misérable.

Quel spectacle s’offrit alors !

Malade, épuisé, portant sur son visage, pâle comme celui d’un cadavre, les traces d’un chagrin mortel, don Rafael était couché sur un lit de paille, et devant lui une jeune fille, une enfant du ciel, était à genoux.

Aussitôt qu’Edgard entra, la jeune fille se précipita vers lui, le conduisit vers le vieillard, et s’écria avec le ton du plus ardent enthousiasme :

— Mon père, mon père, c’est lui ! N’est-ce pas que c’est lui ?

— Oui ! dit le vieillard, dont les yeux étincelèrent.

Et il ajouta en levant ses mains jointes vers le ciel :

— C’est notre sauveur ! Ô don Edgard ! qui aurait pu penser que la flamme qui brûlait en moi pour la patrie et la liberté se tournerait vers moi-même pour me dévorer ?…

Après le premier épanchement du ravissement le plus vif et de la plus profonde douleur, Edgard apprit que la méchanceté des ennemis de don Rafael avait réussi, lorsque le calme fut rétabli, à le rendre suspect au gouvernement, qui prononça sur lui la peine de bannissement et confisqua ses biens. Il tomba dans la plus profonde misère. Sa pieuse fille et son serviteur fidèle le nourrissaient du produit de leur chant et de leur jeu.

— C’est Manuela, c’est Bioggio Cubas ! s’écria Ludovic.

Et tout la société s’écria :

— Oui, ce sont eux !

— C’est la vérité, reprit Euchar, tandis qu’une légère rougeur couvrait son visage. Déjà auparavant, lorsqu’il avait aperçu cette enfant remarquable, de doux pressentiments avaient oppressé sa poitrine, et le sentiment d’un ardent amour jusque alors inconnu enflamma tout son être.

Edgard devait et pouvait apporter des secours. Il fit transporter don Rafael chez son oncle ; le fidèle Cubas et Manuela y entrèrent avec lui.

L’heureuse étoile de Rafael semblait vouloir briller de nouveau : car peu de temps après il reçut une lettre du bon père Eusebio, qui lui apprenait que les frères de son couvent, au fait des mystères de sa maison, avaient caché dans leur cloître une quantité d’or, de pierreries et d’objets précieux montant à une somme considérable, qu’ils avaient fait murer dans une cloison avant son départ ; et qu’il lui suffisait seulement d’envoyer une personne sûre pour que l’on déposât toutes ces richesses entre ces mains.

Edgard se décida à partir aussitôt pour Valence, en compagnie de son fidèle Cubas.

Il revit son bon médecin, le père Eusebio, qui lui fit remettre entre les mains le trésor de don Rafael.

Cependant il savait que Rafael Marchez tenait plus encore à son honneur qu’à sa fortune. Il réussit à convaincre le gouvernement de Madrid de la complète innocence de Rafael, et son exil fut annulé.

Mon père, mon père, c’est lui !
Mon père, mon père, c’est lui !
Mon père, mon père, c’est lui !

Les portes s’ouvrirent, et une dame magnifiquement habillée entra précédant un vieillard d’une tournure noble et fière. La présidente courut à leur rencontre, les conduisit au milieu du cercle des dames, qui s’étaient levées, et dit :

— Doña Manuel Marchez, épouse de notre ami Euchar ! don Rafael Marchez !

— Oui ! dit Euchar, tandis que son visage rayonnait de bonheur et que ses joues étaient brûlantes.

Il me reste à ajouter que celui que j’appelais Edgard n’est autre que moi-même.

Victorine embrassa tendrement Manuela, resplendissante de sa beauté et de son amour, et toutes deux semblèrent bientôt se connaître depuis longtemps ; et Ludovic, tout en jetant sur le groupe un triste regard, dit :

— Tout cela est la conséquence de l’enchaînement des choses.