Page:Hoffmann - Contes nocturnes, trad de La Bédollière, 1855.djvu/273

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— Haak, Haak, je vous en conjure, arrêtez ! Au nom du ciel, comment pouvez-vous perdre votre talent sur un violon aussi misérable, aussi criard, aussi cacophonique ?

Le chef d’orchestre avait le violon le plus parfait que j’eusse jamais vu et entendu : c’était un chef-d’œuvre d’Antonio Stradivarius, et Haak était désespéré quand on ne rendait pas à son instrument favori les honneurs qu’il méritait. Quel fut mon étonnement de le voir serrer son violon en souriant ! Il savait sans doute ce qui allait se passer.

Au moment où il ôtait la clef de la serrure de sa boîte à violon, le baron, qui était sorti de l’appartement, y rentra tenant une boîte couverte de velours rouge écarlate et ornée de franges d’or. Il la portait devant lui sur les deux bras comme une corbeille de noces, ou comme un nouveau-né qu’on va faire baptiser.

— Je veux vous faire honneur, Haak, s’écria-t-il ; vous allez jouer aujourd’hui de mon plus vieux et de mon plus beau violon. C’est un véritable Granuelo, et près de ce vieux maître, son disciple, votre Stradivarius n’est qu’un paltoquet. Tartini ne pouvait se servir d’autres violons que de ceux de Granuelo. Allons, rassemblez toutes vos forces, afin que ce Granuelo mette à votre dispsition ses immenses trésors d’harmonie.

Le baron ouvrit la boîte, et j’aperçus un instrument dont la forme annonçait la haute antiquité ; à ses côtés reposait un archet très extraordinaire, qui, par son excessive courbure, semblait plus propre à lancer des flèches qu’à faire de la musique instrumentale. Le baron prit le violon avec précaution et solennité, et le présenta au chef d’orchestre, qui le reçut non moins cérémonieusement.

— Je ne vous donne pas l’archet, dit le baron en souriant et en frappant familièrement sur l’épaule de Haak ; non, je ne vous donne pas l’archet, car vous ne vous entendez pas à le conduire, et c’est pourquoi jamais de votre vie vous ne parviendrez à avoir un coup d’archet régulier.

Le baron éleva l’archet en question et l’examina avec des yeux brillants de plaisir ; puis il poursuivit :

— C’est un archet semblable qu’employait le grand et immortel Tartini, et après lui il n’y a que deux de ses élèves qui aient conservé le secret de ce jeu moelleux, sonore, allant à l’âme, possible seulement avec un pareil archet. L’un est Nardini, qui a maintenant