Page:Hoffmann - Contes posthumes, 1856, trad. Champfleury.djvu/311

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au surtout rose. Observe attentivement cet aveugle auquel la frivole enfant de corruption fait l’aumône. Y eut-il jamais une plus émouvante image de la misère humaine non méritée, et de la résignation la plus absolue et la plus confiante en Dieu et le destin. Le dos appuyé contre le mur du théâtre, ses deux mains osseuses et sèches croisées sur le bâton, qu’il a eu la précaution d’avancer un peu devant lui pour que la foule brutale ne lui écrase pas les pieds, sa face livide levée en l’air, la casquette landwehr rabattue sur ses yeux, dès le grand matin jusqu’à la fin du marché, il est là immobile à la même place.

MOI. — Il mendie ; cependant ne prend-on pas grand soin des militaires devenus aveugles ?

LE COUSIN. — Tu es dans une grande erreur, cher cousin. Ce pauvre homme sert de domestique à une femme qui vend des légumes et qui appartient à la basse classe des marchandes, car les jardiniers plus aisés font arriver les légumes emballés dans des paniers et sur des voitures. Cet aveugle vient donc tous les matins chargé de légumes comme une bête de somme ; si bien que la charge le courbe presque jusqu’à terre et qu’il a grand’peine à arriver, d’un pas chancelant, en se soutenant avec son bâton. La grande et robuste femme au service de laquelle il est, et qui ne s’en sert que pour transporter ses légumes au marché, daigne à peine, quand les forces de l’aveugle sont presque épuisées, le prendre par le bras pour l’aider à arriver à l’endroit où le voilà maintenant. Là elle lui enlève de dessus son dos ses paniers, qu’elle porte elle-même de l’autre côté, et le laisse sans s’inquiéter de lui, jusqu’à ce que le marché finisse et qu’elle lui remette ses paniers vides sur le dos.