Page:Hoffmann - Le Pot d’or.djvu/21

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courageuse, et je te donnerai quelque chose de très-beau, et Anselme par-dessus le marché !

Enfin la vieille s’arrêta et dit :

— C’est ici l’endroit !

Elle creusa un trou dans la terre, y secoua des charbons, et posa dessus le trépied, sur lequel elle mit son chaudron.

Tout ceci était accompagné de gestes étranges, et pendant ce temps le matou formait un cercle autour d’elles. Sa queue jetait des étincelles qui figuraient un anneau de feu. Bientôt les charbons rougirent, et enfin des flammes bleues s’élancèrent de dessous le trépied. Véronique dut laisser son manteau et son voile et s’accroupir auprès de la vieille, qui saisit sa main et la serra fortement en la fixant de ses yeux étincelants.

Bientôt les masses singulières que la vieille avait apportées et jetées dans le chaudron, étaient-ce des fleurs, des métaux, des herbes, des animaux ? on ne pouvait le distinguer, commencèrent à bouillir avec bruit. La vieille lâcha la main de Véronique, prit une cuiller de fer qu’elle plongea dans ces objets en fusion et la remua fortement, tandis que sur son ordre Véronique attachait sur le chaudron son regard fixe et pensait à Anselme. Alors la sorcière jeta encore, avec le reste du métal brillant, une boucle de cheveux que Véronique s’était coupée sur le sommet de la tête, et aussi un petit anneau qu’elle avait longtemps porté. Et en faisant cela elle poussait des sons inintelligibles qui retentissaient affreusement dans la nuit, et le matou dans sa course incessante pleurait et gémissait.

Figure-toi, cher lecteur, que tu te trouves au 23 septembre en voyage pour Dresde. On a en vain essayé de t’arrêter à la dernière station, l’hôte amical t’a représenté qu’il pleut et vente trop, et qu’il n’est pas en outre très-prudent de voyager ainsi dans l’obscurité pendant une nuit d’équinoxe ; mais tu veux absolument partir.

Et tandis que ta voiture s’avance dans la nuit, tu aperçois dans le lointain une lueur singulière, et, à mesure que tu approches, tu distingues un anneau de feu au milieu duquel deux figures sont assises auprès d’un chaudron et entourées d’une épaisse fumée d’où s’élancent des rayons et des étincelles rouges. Le chemin passe droit à travers ; mais les chevaux reculent et se cabrent, le postillon jure, prie et les fouette pour les faire marcher, mais ils ne bougent pas de la place. Involontairement tu te jettes en bas de la voiture et t’avances quelques pas, et là tu vois une belle jeune fille en légers vêtements de nuit agenouillée près du chaudron. L’orage a dénoué ses tresses, et set longs cheveux châtains flottent au gré du vent.

Au milieu du feu éblouissant qui s’élance en flammes de dessous le trépied est la figure belle comme les anges ; mais l’effroi a répandu sur elle la pâleur de la mort, et il se décèle dans son regard fixe, ses sourcils remontés, sa bouche ouverte toute grande pour pousser un cri qui ne peut sortir de sa poitrine oppressée. Ses petites mains jointes ensemble sont convulsivement levées vers le ciel, comme si elle appelait son bon ange pour la protéger contre les monstres de l’enfer, qui, obéissant au charme puissant, vont bientôt paraître. Ainsi agenouillée, elle ressemble à une statue de marbre. En face d’elle est accroupie sur le sol une femme grande, maigre, au teint cuivré, au nez pointu, aux yeux de chat pleins de feu ; ses bras nus et osseux sortent de son manteau, et en retournant son infernal bouillon elle rit et appelle d’une voix bruyante à travers les mugissements de la tempête.

Je le crois, cher lecteur, tu ne connais pas la crainte ; mais à la vue de ce tableau de Rembrandt ou de Breughel d’Enfer mis en action, tes cheveux se dressent sur ta tête. Toutefois, ton regard ne peut se détacher de cette jeune fille mêlée dans ces sorcelleries diaboliques ; le coup électrique qui fait trembler tes nerfs et tes fibres éveille en toi avec la rapidité de l’enfer l’idée courageuse de braver la puissance du cercle de feu, et cette pensée dissipe ta peur. Tu veux protéger la jeune fille lors même que tu devrais tirer ton pistolet de ta poche et tuer la vieille sans plus de façon ; mais tout en pensant à cela tu t’écries :

— Holà ! ou bien : Que se passe-t-il donc là ?

Le postillon souffle dans son cor de toute son haleine, la vieille se pelotonne dans son chaudron, et tout disparaît d’un seul coup dans une épaisse vapeur.

Je ne demanderai pas si tu trouves la jeune fille que tu cherches avec tant d’ardeur dans la nuit… mais le charme de la vieille femme est rompu…

Mais ni toi, cher lecteur, ni un autre quel qu’il soit ne vîntes sur la route dans la nuit du 23 septembre, nuit d’orage et favorable aux opérations magiques, et Véronique dut attendre auprès du chaudron dans une mortelle angoisse que l’œuvre fut terminée. Elle entendit bien autour d’elle des bruits, des mugissements, et aussi beugler et caqueter des voix épouvantables ; mais elle n’ouvrit pas les yeux, car elle sentait que la vue des objets terribles, affreux qui l’entouraient lui ferait perdre la raison. La vieille avait cessé de retourner le contenu de son chaudron, la vapeur devenait de moins en moins épaisse, et à la fin une petite flamme brûla sous le chaudron. Alors la vieille s’écria :

— Véronique, mon enfant, ma chère, regarde au fond, qu’y vois-tu donc, qu’y vois-tu donc ?