Page:Hugo Œuvres complètes tome 5.djvu/248

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un rideau que sa pensée, à lui chétif poète, va soulever le moment d’après, il sent combien il est peu de chose, lui, devant tant d’attente et de curiosité ; il sent que si son talent n’est rien, il faut que sa probité soit tout ; il s’interroge avec sévérité et recueillement sur la portée philosophique de son œuvre ; car il se sait responsable, et il ne veut pas que cette foule puisse lui demander compte un jour de ce qu’il lui aura enseigné. Le poète aussi a charge d’âmes. Il ne faut pas que la multitude sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde. Aussi espère-t-il bien, Dieu aidant, ne développer jamais sur la scène (du moins tant que dureront les temps sérieux où nous sommes) que des choses pleines de leçons et de conseils. Il fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans la salle du banquet, la prière des morts à travers les refrains de l’orgie, la cagoule à côté du masque. Il laissera quelquefois le carnaval débraillé chanter à tue-tête sur l’avant-scène ; mais il lui criera du fond du théâtre : memento quia pulvis es. Il sait bien que l’art seul, l’art pur, l’art proprement dit, n’exige pas tout cela du poète ; mais il pense qu’au théâtre surtout il ne suffit pas de remplir seulement les conditions de l’art. Et quant aux plaies et aux misères de l’humanité, toutes les fois qu’il les étalera dans le drame, il tâchera de jeter sur ce que ces nudités-là auraient de trop odieux le voile d’une idée consolante et grave. Il ne mettra pas Marion de Lorme sur la scène, sans purifier la courtisane avec un peu d’amour ; il donnera à Triboulet le difforme un cœur de père ; il donnera à Lucrèce la monstrueuse des entrailles de mère. Et de cette façon, sa con-