Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/138

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C’est dans cette conversation que le roi me dit : — Êtes-vous allé en Angleterre ? — Non, sire. — Eh bien, quand vous irez, — car vous irez, — vous verrez ; c’est étrange, ce n’est plus rien qui ressemble à la France ; c’est l’ordre, l’arrangement, la symétrie, la propreté, l’ennui, des arbres taillés, des chaumières jolies, des pelouses tondues, dans les rues un profond silence. Les passants sérieux et muets comme des spectres. Dès que vous parlez dans la rue, — français que vous êtes, vivant que vous êtes, — vous voyez ces spectres se retourner et murmurer avec un mélange inexprimable de gravité et de dédain : — French people ! — Quand j’étais à Londres, je me promenais donnant le bras à ma femme et à ma sœur, nous causions, parlant pas très haut, vous savez, nous sommes des gens comme il faut, — tous les passants se retournaient, bourgeois et hommes du peuple, et nous les entendions grommeler derrière nous : — French people ! French people !




5 septembre 1844.

... Le roi s’est levé, a marché quelques instants, comme violemment agité, puis est venu se rasseoir près de moi, et m’a dit :

— Tenez, vous avez dit à Villemain un mot qu’il m’a rapporté. Vous lui avez dit : « Le démêlé entre la France et l’Angleterre à propos de Taïti et de Pritchard me fait l’effet d’une querelle de café entre deux sous-lieutenants, dont l’un a regardé l’autre de travers ; il en résulte un duel à mort. Or deux grandes nations ne doivent pas se comporter comme deux mousquetaires. Et puis, dans le duel à mort de deux nations comme l’Angleterre et la France, c’est la civilisation qui serait tuée. » Ce sont bien là vos paroles, n’est-ce pas ?

— Oui, sire.

— Elles m’ont frappé, et je les ai écrites le soir même à une personne couronnée, car j’écris souvent toute la nuit. Je passe bien des nuits à refaire ce qu’on a défait. Je ne le dis pas. Loin de m’en savoir gré, on m’en injurierait. Oh ! oui, je fais un rude travail. À mon âge, avec mes soixante et onze ans, pas un instant de vrai repos, ni jour, ni nuit. Comment voulez-vous que je ne sois pas toujours inquiet ? je sens l’Europe pivoter sur moi.




6 septembre 1844.

Le roi me disait hier : — Ce qui rend la paix difficile, c’est qu’il y a en Europe deux choses que les rois de l’Europe détestent, la France et