Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/157

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d’un ordre qu’il m’a dit être de Saint-Jean et que je crois lucquois ou piémontais.

J’ai mis M. de Montalivet sur l’événement du 16 avril. Il était, comme on sait, dans le char à bancs à côté du roi.

— De quoi causiez-vous avec le roi au moment de l’explosion ? lui ai-je dit.

— Je ne puis m’en souvenir, m’a-t-il répondu. Je me suis permis de questionner le roi à ce sujet. Il ne peut également se le rappeler. La balle de Lecomte a tué quelque chose, c’est notre mémoire. Tout ce que je sais, c’est que notre conversation, sans être importante, nous occupait fort. Si elle n’eût pas absorbé toute notre attention, nous aurions certainement aperçu Lecomte quand il s’est dressé au-dessus du mur pour tirer. Le roi du moins, car, moi, je tournais un peu le dos pour parler au roi. Tout ce que je me rappelle, c’est que je gesticulais très fort dans ce moment-là. Quand le premier coup est parti, quelqu’un de l’escorte a crié : C’est un chasseur qui décharge son fusil. J’ai dit au roi : — Singulier chasseur qui tire le reste de sa poudre sur les rois ! — Comme j’achevais, le second coup a parti. Je me suis écrié : — C’est un assassin ! — Oh ! a dit le roi, pas si vite ! ne jugeons pas comme cela ! Attendons ! cela va s’expliquer. — Vous reconnaissez bien là le roi, n’est-ce pas ? Calme, serein, devant l’homme qui venait de tirer sur lui, presque bienveillant. En ce moment, la reine m’a touché doucement l’épaule, je me suis retourné, elle m’a montré sans dire une parole la bourre du fusil qui était tombée sur ses genoux et qu’elle venait de ramasser. Ce silence avait quelque chose de paisible qui était solennel et touchant. La reine, quand sa voiture penche un peu, tremble de verser ; elle se signe lorsqu’il tonne ; elle a peur d’un feu d’artifice ; elle met pied à terre quand il faut passer un pont. Lorsqu’on tire sur le roi et qu’elle est là, elle est tranquille. N’est-ce pas que c’est beau ? Au reste, qu’aucune catastrophe ne soit arrivée, c’est un miracle.

— Oui, certes, ai-je dit. Cette carabine pleine de balles déchargée sur cette voiture pleine de monde, et pas une goutte de sang versé, tous ces arbres criblés et pas une personne atteinte, c’est un miracle, mais un miracle comme ceux que la providence fait aujourd’hui. Autrefois, selon la tradition, elle arrêtait le soleil, elle faisait remonter les fleuves, elle faisait parler les bêtes ; aujourd’hui elle se borne à troubler l’esprit qui rêve un crime ; elle persuade au misérable de mettre deux balles dans un canon de fusil, et lui fait oublier qu’à vingt pas les deux balles s’écarteront nécessairement de vingt pieds ; elle lui persuade de bourrer le canon d’à côté de chevrotines et de gros plomb, et lui fait oublier que le coup ainsi forcé déviera certainement et relèvera de deux pieds à six pas ; en tout cela elle fait une chose simple, et cette