Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/204

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Napoléon, puis enfin ce « grand bêta de prince de Berghes », comme disait M. Lebel. Vis-à-vis les deux portes de ces deux cellules s’ouvrait l’infirmerie des femmes, longue et large halle trop basse pour sa grandeur. Il y avait là une vingtaine de lits ; personne dans les lits. Je m’en étonnais.

— Je n’ai presque jamais de malades, me dit M. Lebel. D’abord les prisonniers ne font que passer ici. Ils viennent pour être jugés, et s’en vont tout de suite, acquittés, en liberté ; condamnés, à leur destination. Tant qu’ils sont ici, l’attente de leur jugement les tient dans une surexcitation qui ne laisse place à rien autre chose. Ah bien, oui ! ils ont bien le temps d’être malades ! ils ont bien une autre fièvre que la fièvre ! À l’époque du choléra, qui était aussi la grande époque des émeutes, j’avais ici sept cents prisonniers. Il y en avait partout, dans les guichets, dans les greffes, dans les avant-greffes, dans les cours, sur les lits, sur la paille, sur le pavé. Je disais : — Bon Dieu ! pourvu que le choléra ne se mette pas dans tout ça ! — Monsieur, je n’ai pas eu un malade !

Il y a certainement un enseignement dans ces faits. Il est prouvé qu’une préoccupation énergique préserve de toute maladie. Dans les temps de peste, sans négliger les procédés d’assainissement et d’hygiène, il faudrait distraire le peuple par de grandes fêtes, de grands spectacles, de grandes émotions. Personne ne s’occupant de l’épidémie, elle s’évanouirait.

Quand il y avait dans les cellules d’en face quelque coupable d’attentat à la personne du roi, l’infirmerie des femmes se transformait en corps de garde. On installait là quinze ou vingt gardiens, qui y étaient au secret comme le prisonnier lui-même, ne pouvant voir personne, pas même leurs femmes, et cela tout le temps que durait l’instruction, quelquefois six semaines, quelquefois deux mois.

— Voilà ce que je fais, ajouta M. Lebel qui me donnait ces détails, quand j’ai des régicides.

Cette phrase lui vint le plus naturellement du monde ; c’était pour lui une sorte d’habitude d’avoir des régicides.

— Vous avez, lui dis-je, parlé du prince de Berghes d’une façon assez dédaigneuse. Qu’en pensez-vous donc ?

Il essuya ses besicles avec sa manche et me répondit :

— Oh ! mon Dieu, je n’en pense rien ; c’était un pauvre grand niais. Bien élevé, ayant de fort bonnes manières, l’air très doux ; mais un imbécile. Quand il arriva ici, je le mis d’abord dans cette salle, dans cette infirmerie, qui est grande, pour qu’il eût de l’air et de l’espace. Il me fit appeler. — Monsieur, me dit-il, est-ce que mon affaire est grave ? — Je balbutiai quelques paroles embarrassées. — Pensez-vous, reprit-il, que je pourrai sortir