Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/241

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On dansait sous une immense marquise où se tenaient les princesses. Elles y étaient toutes, excepté Mme  la duchesse d’Orléans. M. le duc d’Aumale était revenu exprès de Bruxelles pour assister à la fête. La reine Marie-Christine y était près de sa fille. Mme  de Montpensier. La « reyna gobernadora » a des restes de beauté, mais elle est trop grasse et a les cheveux tout gris. Les tables étaient dressées sous d’autres tentes. Il y avait profusion de rafraîchissements, et des buffets partout. Les invités, quoiqu’ils fussent plus de quatre mille, n’étaient ni rares, ni nombreux. Nulle part ce n’était cohue. Il n’y avait pas assez de femmes.

La fête avait un bel aspect militaire. Deux énormes canons de bronze du temps de Louis XIV faisaient les colonnes de la porte d’entrée. Les artilleurs de Vincennes avaient construit çà et là des colonnades de piques avec des chapiteaux de pistolets.

L’allée principale du parc était éclairée en verres de couleurs. On croyait voir au milieu des arbres les colliers d’émeraudes et de rubis des nymphes. Cette allée vue en enfilade rappelait en petit la merveilleuse illumination de la grande avenue des Champs-Élysées en lustres de couleur, au 29 juillet. Des mèches à sape brûlaient dans les taillis et jetaient des lueurs à travers le bois. Il y avait trois grands peupliers éclairés sur le ciel sombre d’une manière fantastique qui surprenait. Les branches et les feuilles remuaient au vent parmi des clartés d’opéra.

Des deux côtés de la grande allée, on avait dressé les panoplies gothiques du musée d’artillerie ; les unes adossées aux chênes et aux tilleuls ; les autres droites, la lance au poing, visière baissée, sur des simulacres de chevaux caparaçonnés, armoriés, enharnachés, et revêtus de chanfreins éclatants. Ces statues d’acier, masquées et immobiles au milieu de cette fête, toutes couvertes d’éclairs et de ruissellements lumineux, avaient quelque chose d’éblouissant et de sinistre.

On dansait des contredanses chantées. Rien de charmant comme ces voix d’enfants chantant au loin dans les arbres des mélodies tendres et gaies ; on eût dit des chevaliers enchantés arrêtés à jamais dans ce bois en écoutant la chanson des fées.

Partout sous les arbres on avait suspendu des lanternes chinoises qui ressemblaient à de grosses oranges lumineuses. Rien de plus étrange que ces fruits de feu éclos tout à coup sur ces branches noires.

De temps en temps des sonneries de trompettes coupaient triomphalement le bourdonnement de la fête.

Au fond de l’allée, les artilleurs avaient suspendu une grande étoile de la Légion d’honneur faite avec des baguettes de fusil. Ils avaient disposé dans le taillis, en guise de bancs et de chaises, des piles de boulets, des mortiers