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IV

[LE PILLAGE.]


[RÉVOLTE DE SAINT-DOMINGUE[1].]


Il me semblait assister à un rêve. Qui n’a point vu ce spectacle ne saurait s’en faire une idée. Je vais essayer pourtant de vous en peindre quelque chose. Je vous dirai simplement ce que j’avais sous les yeux ; ce petit coin d’une grande scène minutieusement reproduit vous fera comprendre l’aspect général de la ville pendant ces trois jours de pillage. Multipliez ces détails à l’infini et vous aurez l’ensemble.

Je m’étais réfugié près de la porte de la ville, chétive barrière à claire-voie faite de longues lattes peintes en jaune, réunies par des traverses et taillées en pointe à leur extrémité supérieure. J’avais auprès de moi une espèce de hangar sous lequel s’était abrité un groupe de ces malheureux colons dépossédés. Ils gardaient le silence et semblaient pétrifiés dans toutes les attitudes du désespoir. À quelques pas en dehors du hangar, un d’entre eux, un vieillard, s’était assis sur un tronc d’acajou gisant à terre comme un fût de colonne, et pleurait. Un autre essayait en vain de retenir une femme blanche tout effarée qui voulait s’enfuir avec son enfant, sans savoir où, à travers cette foule de nègres furieux, déguenillés et rugissants. Les nègres cependant, libres, vainqueurs, ivres, fous, ne faisaient nulle attention à ce groupe misérable et désolé. À quelques pas de nous, deux d’entre eux, le couteau entre les dents, égorgeaient un bœuf sur lequel ils étaient agenouillés. Un peu plus loin, les pieds dans le sang du bœuf, deux négresses vêtues en marquises, couvertes de rubans et de pompons, la gorge nue, la tête encombrée de plumes et de dentelles, hideuses à voir, se disputaient une magnifique robe de satin de Chine, que l’une avait saisie avec les ongles, et l’autre avec les dents. À leurs pieds, plusieurs négrillons pillaient une malle ouverte et brisée d’où cette robe avait été arrachée.

Le reste était incroyable à voir et inexprimable à dire. C’était une foule, une cohue, une mascarade, un sabbat, un carnaval, un enfer, une chose bouffonne et terrible. Des nègres, des négresses, des mulâtres, dans toutes

  1. Ce récit n’est pas daté ; il se rapporte aux soulèvements qui éclatèrent dans l’île (du 23 août 1791 au 23 juin 1793) alors que les mulâtres et les nègres revendiquaient l’égalité politique. (Note de l’éditeur.)