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— Combien de temps pensez-vous qu’on la joue ?

— Jeudi.

— Mais je ne vous demande pas quand, je vous demande combien de temps on la jouera ?

— Eh bien, reprend Alexandre Dumas, je vous dis : jeudi.




III

MADEMOISELLE GEORGE.


23 octobre.

Mlle  George est venue me voir aujourd’hui. Elle était triste et en grande toilette, avec une robe bleue à raies blanches.

Elle m’a dit : — Je suis lasse ! Je demandais la survivance de Mars. Ils m’ont donné une pension de deux mille francs, qu’ils ne paient pas. Une bouchée de pain, et encore je ne la mange pas. On voulait m’engager à l’Historique (au Théâtre-Historique), j’ai refusé. Qu’irais-je faire là parmi ces ombres chinoises ? Une grosse femme comme moi ! Et puis où sont les auteurs ? où sont les pièces ? où sont les rôles ? Quant à la province, j’ai essayé l’an passé, mais c’est impossible sans Harel. Je ne sais pas diriger des comédiens. Que voulez-vous que je me démêle avec ces malfaiteurs ? Je devais finir le 24, je les ai payés le 20, et je me suis enfuie. Je suis revenue à Paris voir la tombe de ce pauvre Harel. C’est affreux, une tombe ! ce nom, qui est là, sur cette pierre, c’est horrible. Pourtant je n’ai pas pleuré. J’ai été sèche et froide. Quelle chose que la vie ! penser que cet homme si spirituel est mort idiot ! Il passait des journées à faire comme cela avec ses doigts. Il n’y avait plus rien. — Idiot ! — Eh bien, c’est fini. J’aurai Rachel à mon bénéfice ; je jouerai avec elle cette galette d’Iphigénie. Nous ferons de l’argent. Cela m’est égal. Et puis elle ne voudrait pas jouer Rodogune ! Je jouerai aussi, si vous le permettez, un acte de Lucrèce Borgia. Voyez-vous, je suis pour Rachel ; elle est fine celle-là. Comme elle vous mate tous ces drôles de Comédiens français ! Elle renouvelle ses engagements, se fait assurer des feux, des congés, des montagnes d’or ; puis, quand c’est signé, elle dit : — Ah ! à propos, j’ai oublié de vous dire que j’étais grosse de quatre mois et demi, je vais être cinq mois sans pouvoir jouer ! — Elle fait bien. Si j’avais eu ces façons, je ne serais pas à crever comme un chien sur la paille. Voyez-vous, les tragédiennes sont des comédiennes, après tout. Cette pauvre Dorval, savez-vous ce qu’elle devient ? En voilà une à plaindre ! Elle joue je ne sais où, à Toulouse, à Carpentras, dans des granges, pour gagner sa vie ! Elle est réduite comme