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Du reste, il ne paraît pas comprendre la gravité de sa situation. Il y a quinze jours, il était au concert du ministre de l’intérieur où a chanté Mlle de Santa-Colonna. Il était fort gai, cet affreux procès devait éclater le lendemain. Ce hideux Parmentier le tenait. On ne s’en serait pas douté. Il riait. Il avait de l’esprit, du vrai esprit libre et heureux. Philippe de Ségur lui disait ce soir-là : — Que dites-vous des recommandations que fait le roi de Prusse à son peuple en lui donnant une constitution ? — Il me fait l’effet, répondit Cubières, d’Arlequin qui donne des tambours et des trompettes à ses enfants et qui leur dit : Amusez-vous bien, mais ne faites pas de bruit. — Et tous de rire. — Il était mardi à la soirée de M. Guizot.

Au moment où il est sorti de la Chambre, le comte de Pontécoulant est monté à mon banc avec son air de vieux sénateur de quatre-vingt-cinq ans. Il s’est penché sur mon fauteuil et m’a dit : — Que pensez-vous de cela ? — J’ai levé les yeux au ciel. Il a ajouté : — Un pair de France accusé d’escroquerie ! nous revenons au temps du cardinal Dubois et de la princesse de Guéménée. J’ai trop vécu.

M. Cubières était un homme aimable et cordial. C’était lui qui m’avait fait les honneurs de la Chambre, le jour où j’y siégeai pour la première fois. Il me montra tout, les salons, la bibliothèque, la buvette, le vestiaire, le jardin. Il me fit admirer « nos roses et nos oiseaux ». Je le connaissais depuis son ministère de 1840. À cette époque, nous nous rencontrâmes dans un coucou allant tous deux à Saint-Prix où nos femmes étaient à la campagne. Le général Cubières avait de l’esprit, de l’indécision, point d’éloquence, des manières faciles. Il était brave, et avait servi avec mon oncle Louis.

Je m’aperçois que je viens d’en parler comme s’il était mort.

— Que n’a-t-il tué quelqu’un ! disais-je à Lagrenée, que n’est-il traduit devant la cour des pairs pour haute trahison, ou pour attentat à la sûreté de l’État ! je voudrais qu’il m’eût tiré un coup de pistolet et être au lit de la blessure ! — Vous seriez, me dit Lagrenée, le Grangeneuve de la chambre des pairs !

Les vieux généraux étaient particulièrement consternés.


25 juin. — La cour des pairs a statué en chambre du conseil sur le président Teste dans l’affaire Cubières. À midi et demi précis, appel nominal. M. le chancelier a été d’avis d’intervertir l’ordre du réquisitoire du procureur général et de commencer par Teste. Ainsi fait. M. de Pontois, appelé le premier, a réservé son vote. M. de Ponthon, appelé le second, a dit non pour la mise en accusation. Jusqu’à M. Troplong, presque tous ont dit non. M. Troplong a parlé et bien parlé pour la mise en accusation. Seulement il a justifié son nom. M. de Malleville aussi a trop longuement parlé dans le