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BÉRANGER.


4 novembre 1847.

Aujourd’hui s’est faite l’installation de l’École normale, rue d’Ulm. M. Dubois m’avait prié d’y assister. Comme j’en sortais, je vois venir à moi, dans le couloir qui mène à l’escalier, un homme que je ne reconnais pas d’abord, face rouge, ronde, œil fin et vif, longs cheveux grisonnants, soixante ans passés, bouche bonne et souriante, vieille redingote brune mal boutonnée ; grand chapeau de quaker à bords larges ; à l’embonpoint près, quelque ressemblance avec mon frère Abel : c’était Béranger.

— Eh bonjour, Hugo !

— Eh bonjour, Béranger !

Il me prend le bras. Nous allons.

— Je vais vous conduire un bout de chemin, me dit-il ; avez-vous une voiture ?

— Mes jambes.

— Eh bien, moi de même.

Nous prenons par l’Estrapade. Rue Saint-Jacques, deux hommes vêtus de noir nous accostent.

— Diable ! me dit Béranger, voilà deux cuistres ! — l’un barbiste, l’autre membre de l’Académie des sciences. Les connaissez-vous ?

— Non.

— Heureux homme ! Hugo, vous avez toujours été heureux !

Les deux « cuistres » nous quittent après des bonjours. Nous montons par la rue Saint-Hyacinthe.

Béranger reprend :

— Vous avez donc été forcé, le mois passé, de faire l’éloge d’un grand homme du quart d’heure, mort entre son confesseur, sa maîtresse et son cocu ?

— Ah çà ! dis-je, vous mériteriez de ne pas être puritain. Ne parlez pas ainsi de Frédéric Soulié, qui était un talent sérieux et un cœur sans fiel.

— Au fait, répond Béranger, je disais une bêtise pour faire de l’esprit. Je ne suis pas puritain. Je hais cette engeance. Qui dit puritain dit méchant.

— Et surtout sot. La vraie vertu, la vraie morale et la vraie grandeur sont intelligentes et indulgentes.