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LE COMTE MORTIER.


11 novembre 1847.

Hier, M. le chancelier Pasquier arrive chez Mme de Boignes et la trouve bouleversée, tenant une lettre à la main.

— Qu’avez-vous. Madame ?

— Mon Dieu ! cette lettre que je reçois ! lisez.

Le chancelier prend la lettre, elle était signée Mortier et disait en substance : « Madame, quand vous lirez cette lettre, mes deux enfants et moi nous ne serons plus en vie. »

C’était M. le comte Mortier, pair de France et ancien ambassadeur je ne sais plus où, qui écrivait. M. Pasquier s’émut très fort. M. Mortier était connu pour un hypocondriaque parfait. Il y a quatre ans, à Bruges, il poursuivait sa femme, un rasoir à la main, voulant la tuer. Il y a un mois, il avait fait la même tentative ; ce qui avait amené une séparation, dans laquelle M. Mortier avait gardé ses enfants, un petit garçon de sept ans et une petite fille de cinq. Hypocondrie née, à ce qu’il paraît, de la jalousie et dégénérant aisément en fureur.

Le chancelier demande sa voiture et ne s’assied pas.

— Où demeure M. Mortier ?

— Rue Neuve-Saint-Augustin, hôtel Chatham, dit Mme de Boignes.

M. Pasquier arrive à l’hôtel Chatham. Il trouve l’escalier encombré, un commissaire de police, un serrurier avec sa trousse, la porte barricadée. L’éveil avait été donné. On avait sommé M. Mortier d’ouvrir, il refusait. On allait enfoncer la porte.

— Je vous le défends, dit le chancelier. Vous l’exaspéreriez, et, si le malheur n’est pas encore fait, il le ferait.

Du reste, depuis quelque temps M. Mortier ne répondait plus. Il n’y avait derrière cette porte fermée qu’un silence profond ; silence effrayant, car il semblait que, si les enfants étaient encore vivants, ils devaient crier.

— On eût dit, me disait le chancelier en me contant cela aujourd’hui, que c’était la porte d’une tombe.

Cependant le chancelier se nomme :

— Monsieur le comte Mortier, c’est moi, M. Pasquier, le chancelier, votre collègue. Vous reconnaissez ma voix, n’est-ce pas ?

Ici une voix répond : — Oui.