Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/319

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


[L’INTERPELLATION.]


Le samedi 19 février 1848 on discutait à la Chambre des pairs la loi sur le travail des enfants dans les manufactures ; je prenais à la discussion un vif intérêt, mais mon intention n’était pas d’y parler quoique mon collègue Charles Dupin m’en pressât vivement. J’étais allé m’asseoir au côté gauche de la Chambre, à la place du prince de la Moskowa que La Moskowa m’avait cédée depuis quelque temps et qui, étant plus proche de la tribune, me convenait mieux que la mienne.

Je venais d’écrire, en proie à je ne sais quelle rêverie, sur une feuille qu’on trouvera dans mes papiers, ces trois lignes auxquelles les événements qui sont survenus donnent un sens frappant pour moi :

« La misère amène les peuples aux révolutions et les révolutions ramènent le peuple à la misère. »

En ce moment, pendant que Napoléon Duchâtel parlait de sa place dans le sens du projet du gouvernement, le marquis de Boissy est venu s’asseoir à côté de moi ; il me dit :

— Eh bien, que pensez-vous de ce qui se passe ? Est-ce que vous ne ferez rien ?

— J’y songe, lui répondis-je.

— Mais il faut agir, reprit Boissy. Les événements qui s’annoncent sont de la plus haute gravité. Il faudrait les prévenir.

— C’est aussi mon avis.

— Et quel moyen voyez-vous ? demanda Boissy.

— Une interpellation à la Chambre des pairs. Un défi a été porté par ce gouvernement à l’opposition de la Chambre des députés et par la Chambre au gouvernement. La Chambre des pairs, jusqu’à ce jour, est neutre dans le débat. Si elle veut, elle peut résoudre la situation. Avec un vote de non-confiance, elle renverserait le cabinet, satisferait l’opposition, dégagerait la couronne et sauverait le pays. Comment obtenir ce vote de non-confiance ? Par une interpellation.

Boissy s’écria : — C’est aussi mon sentiment.

— Eh bien, lui dis-je, faites l’interpellation.

— Non. Je viens vous le proposer. J’avais d’abord l’intention d’interpeller moi-même, mais il faut le faire utilement. Je me suis adressé à une vingtaine de pairs qui tous m’ont dit : Non. Mais tenez, allez trouver Victor Hugo,