Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/334

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pour m’accompagner, et, parmi eux, l’excellent M. Launaye, mon ancien capitaine. J’acceptai leur offre amicale, et cela fit un petit cortège, qui se dirigea, par la rue du Pas-de-la-Mule et le boulevard Beaumarchais, vers la place de la Bastille.


Là s’agitait une foule ardente, où les ouvriers dominaient. Beaucoup armés de fusils pris aux casernes ou livrés par les soldats. Cris et chant des Girondins, Mourir pour la patrie ! Groupes nombreux qui discutent et disputent avec passion. On se retourne, on nous regarde, on nous interroge : — Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? qu’est-ce qui se passe ? Et l’on nous suit. J’entends murmurer mon nom avec des sentiments divers : Victor Hugo ! c’est Victor Hugo ! Quelques-uns me saluent. Quand nous arrivons à la colonne de Juillet, une affluence considérable nous entoure. Je monte, pour me faire entendre, sur le soubassement de la colonne.

Je ne rapporterai de mes paroles que celles qu’il me fut possible de faire arriver à mon orageux auditoire. Ce fut bien moins un discours qu’un dialogue, mais le dialogue d’une seule voix avec dix, vingt, cent voix plus ou moins hostiles.

Je commençai par annoncer tout de suite l’abdication de Louis-Philippe, et, comme à la place Royale, des applaudissements à peu près unanimes accueillirent la nouvelle. On cria cependant aussi : — Non ! pas d’abdication ! la déchéance ! la déchéance. — J’allais décidément avoir affaire à forte partie.

Quand j’annonçai la Régence de la duchesse d’Orléans, ce furent de violentes dénégations : — Non ! non ! pas de Régence ! à bas les Bourbons ! Ni roi, ni reine ! Pas de maîtres ! Je répétai : — Pas de maîtres ! je n’en veux pas plus que vous, j’ai défendu toute ma vie la liberté ! — Alors pourquoi proclamez-vous la Régence ? — Parce qu’une régente n’est pas un maître. D’ailleurs, je n’ai aucun droit de proclamer la Régence, je l’annonce. — Non ! non ! pas de Régence !

Un homme en blouse cria : — Silence au pair de France ! à bas le pair de France ! — Et il m’ajusta de son fusil. Je le regardai fixement, et j’élevai la voix si haut qu’on fit silence. — Oui, je suis pair de France et je parle comme pair de France. J’ai juré fidélité, non à une personne royale, mais à la monarchie constitutionnelle. Tant qu’un autre gouvernement ne sera pas établi, c’est mon devoir d’être fidèle à celui-là. Et j’ai toujours pensé que le peuple n’aimait pas que l’on manquât, quel qu’il fût, à son devoir.

Il y eut autour de moi un murmure d’approbation et même quelques bravos çà et là. Mais quand j’essayai de continuer : — Si la Régence… les protestations redoublèrent. On ne me laissa en relever qu’une seule. Un ouvrier m’avait crié : — Nous ne voulons pas être gouvernés par une femme. — Je ri-