Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/412

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

membre du Parlement anglais et sa femme, laide avec de belles dents et de l’esprit, Mme Odilon Barrot et sa mère.

Vers le milieu du dîner, Louis Bonaparte est venu avec son cousin, le fils de Jérôme, et M. Abbatucci, représentant.

Louis Bonaparte est distingué, froid, doux, intelligent avec une certaine mesure de déférence et de dignité, l’air allemand, des moustaches noires, nulle ressemblance avec l’empereur.

Il a peu mangé, peu parlé, peu ri, quoiqu’on fût très gai.

Mme Odilon Barrot l’a fait asseoir à sa gauche, l’anglais étant à sa droite.

M. de Rémusat, qui était assis entre le prince et moi, m’a dit assez haut pour que Louis Napoléon ait pu l’entendre : — Je donne mes vœux à Louis Napoléon et mon vote à Cavaignac.

Louis Bonaparte, pendant ce temps-là, faisait manger des goujons frits à la levrette de Mme Odilon Barrot.




Novembre 1848.

Les bruits de coup d’état continuant, l’Assemblée en était émue. Les souvenirs de fructidor rendaient tout possible. Parmi les représentants indiqués comme devant être violemment arrachés de leurs sièges, quelques-uns ne couchaient plus chez eux, d’autres souriaient. Le sourire est la meilleure arme contre cette sorte d’audaces et la violence se déconcerte devant l’ironie. Un homme courageux pourtant, M. Émile de Girardin, passait les nuits hors de sa maison. Il est vrai qu’en juin il avait pu apprendre à se défier.

Voici du reste ce qu’on disait avec une certaine abondance de détails. Trente ou quarante représentants (dont j’étais, voir la liste que le colonel Ambert m’a donnée) devaient être saisis une nuit dans leur logis : on allait jusqu’à désigner la nuit choisie qui était celle du 23 au 24 novembre. Avec eux les rédacteurs de l’Événement, M. Véron, rédacteur du Constitutionnel, M. de Girardin et M. Laurent, un des journalistes de la Presse. Tous devaient être transportés hors de Paris immédiatement par un convoi spécial de chemin de fer et enfermés dans la citadelle de Lille.

Cela était absurde, mais ce qui caractérise le pouvoir de ce temps-là, c’est que l’Assemblée se préoccupait de l’absurdité. Credo quia absurdum.

Les uns attribuaient l’inspiration à Mme Cavaignac, les autres à tort au lieutenant-colonel Charras, homme hardi et brave qui avait été ministre de la guerre au 15 mai et tenait lieu d’âme à Cavaignac et à Lamoricière. D’autres enfin, les mieux informés, disait-on, attribuaient le plan à MM. Recurt et Marrast.