Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/445

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Tascher, le comte Portails, le baron de Barante, le duc Decazes, le duc de Massa, le comte de Noé, le comte d’Haussonville, le duc de Broglie et le duc de Mortemart.

Enfin après M. le duc de Mortemart qui est le plus ancien pair reçu, M. le chancelier s’est levé pour opiner. Il s’est fait un grand silence. M. Pasquier a parlé comme il parle toujours, en termes excellents, avec déférence pour la cour, autorité pourtant et mesure, avec une entière liberté d’esprit quoique ramenant tout à une pensée et à un but. Clarté d’intelligence, clarté de parole, qualités rares toujours, admirables à quatre-vingts ans. Il a parlé près d’un quart d’heure, toujours écouté et accueilli. — Il a rappelé à ses collègues qu’il était bien vieux, et qu’en cette qualité il avait droit peut-être à quelque attention. Il a dit que tout se relâchait de nos jours et qu’il fallait aviser ; que les crimes se multipliaient sous les formes les plus fatales, et quelquefois avec je ne sais quoi d’étrange et de bizarre qui déroutait ; qu’il y avait beaucoup de maladies sociales à notre époque, que la principale était la perte du respect ; que le respect s’en allait, que c’était là l’opinion d’un homme considérable et grave, M. Royer-Collard, lequel s’applaudissait avec lui, dans leurs entretiens intimes, d’avoir dans sa jeunesse et avant la révolution, appris le respect, comme il disait, à cette vénérable grand’chambre du parlement de Paris où je siégeais comme conseiller, a ajouté M. Pasquier, au moment où M. Royer-Collard y assistait comme stagiaire. Eh bien, la société moderne est travaillée d’un mal profond. Il faut la guérir et la sauver. La Chambre des pairs est le plus grand corps de l’État, le plus auguste tribunal du royaume ; elle a tout à la fois la plus haute autorité politique et la plus haute compétence judiciaire. Elle doit protéger la société et garder la royauté. Garder la royauté ! comment laisserait-elle échapper cette occasion ? Le crime de Henri tient à ce manque de respect qui est partout. Il faut châtier sévèrement cet attentat, et ramener le respect par l’intimidation. Une majorité imposante semble se prononcer contre une punition sévère, définitive, capitale ; le chancelier regrette profondément de n’être pas d’accord avec cette majorité ; il l’adjure de se défier des systèmes, de se garantir des théories, et de réfléchir. Dans une assemblée qui résume l’État tout entier et qui domine toutes les juridictions, la raison d’État doit passer avant le sentiment.

Le chancelier est vieux, il le sait, il est le premier à s’en souvenir ; on a tort de le croire sec, dur, froid, sans pitié. Il est plein de pitié, mais pour le malheur honnête, non pour la misère criminelle. Le crime de Henri lui est donc prouvé ; l’accusé est sain d’esprit ; il a tiré deux coups de feu sur le roi. Que faut-il de plus ? Le chancelier a terminé en déclarant en son âme et conscience l’accusé Henri coupable d’attentat contre la vie et la personne de Sa Majesté.

Restaient les votes réservés. Mon opinion ayant été considérée comme vote réservé, mon nom a été appelé de nouveau, je me suis levé et j’ai dit :


— Il résulte de l’ensemble de la délibération et des opinions graves qui se sont produites, que, dans la pensée de tous les juges, le mot « personne du roi » a un double sens, et qu’il signifie personne physique et personne morale. Ce double sens se distingue dans la conscience, quoiqu’il se confonde dans le vote. La personne physique n’a pas été atteinte, n’a pas été sérieusement menacée, presque tous mes nobles collègues en conviennent, c’est là ce que j’avais dit à l’assemblée ; la personne morale a été non seulement menacée, mais même atteinte, or la personne morale, c’est ce que j’ai appelé la majesté du roi ; c’est la royauté ; je retrouve donc là encore ce que j’ai dit. Cette explication donnée et sous cette réserve qu’il est bien entendu que c’est la personne morale seule qui a été offensée, je me rallie à l’immense majorité de mes nobles collègues qui déclarent l’accusé Joseph Henri coupable d’attentat contre la personne du roi.


Presque tous les pairs qui s’étaient abstenus ont opiné dans le sens de la majorité et n’ont pas été plus loin que l’attentat à la personne. Le général Jacqueminot, reprenant possession de ses fonctions de juge, a seul déclaré Joseph Henri coupable de régicide. J’ai oublié de noter que M. le comte de Rambuteau, préfet de la Seine, et M. Gabriel Delessert, préfet de police, avaient émis le même vote.