Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/93

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sur une admirable perspective. C’était l’intérieur d’une ville. Dans mon rêve je connaissais fort bien cette ville, mais, en réalité, c’est un lieu que je n’ai jamais vu.

Au-dessous de la fenêtre s’étendait et se prolongeait, entre deux masses noires d’édifices, un large fleuve que le clair de lune faisait éclatant par endroit. Au fond, dans la brume, s’élevaient les deux clochers aigus et gigantesques d’une espèce de cathédrale extraordinaire ; à gauche, tout près de la fenêtre, l’œil se perdait dans une petite ruelle sombre. Je ne me rappelle pas qu’il y eût dans cette ville des lumières aux fenêtres et des habitants dans les rues.

Cet endroit m’était connu, je le répète, et j’en parlais au prince comme d’une ville où j’aurais voyagé, en le félicitant d’être venu la voir, lui aussi.

Le ciel était d’un bleu tendre et d’une mollesse charmante. Un vent tiède agitait dans un coin des arbres à peine distincts. Le fleuve bruissait doucement. Tout cet ensemble avait je ne sais quelle sérénité inexprimable. Il semblait qu’on y sentît l’âme des choses. J’invitais le prince à contempler cette belle nuit, et je me souviens que je lui disais distinctement ces paroles : — Vous êtes prince ; on vous apprendra à admirer la politique humaine ; apprenez aussi à admirer la nature.

Comme je causais avec M. le duc d’Orléans, je me suis senti pris d’un saignement de nez ; je me suis retourné et j’ai reconnu, parmi des personnes qui s’entretenaient derrière nous à voix basse à quelque distance, M. Mélesville et M. Blanqui. Le sang que je sentais couler sur ma bouche et sur mes joues était très noir et très épais. Le prince le regardait couler et continuait de me parler sans témoigner d’étonnement. J’essayai vainement d’arrêter ce saignement avec mon mouchoir. Enfin je m’adressai à M. Blanqui et je lui dis : Vous qui êtes médecin, arrêtez donc ce sang et expliquez-moi ce que cela veut dire. M. Blanqui, qui n’était médecin que dans mon rêve, et qui dans la réalité est économiste, ne me répondit pas. Je continuai de causer avec le prince, et le sang continua de couler.

Je ne sais au juste comment il se fait que j’aie cessé de m’occuper de ce sang qui m’inondait le visage. Il y a ici un moment de trouble et de brume dans lequel je ne distingue plus que très confusément les formes de ce rêve. Ce que je sais, c’est que j’entendis tout à coup dans le salon que nous venions de quitter un nouveau brouhaha pareil à celui qui avait annoncé la venue de M. le duc d’Orléans. Un de mes amis entra et me dit : C’est le général Lafayette qui vient vous voir. Je me levai vivement et je rentrai dans le premier salon. Le général Lafayette y était en effet, je le reconnus parfaitement et je trouvai sa visite toute simple et toute naturelle. Il était appuyé sur son fils Georges, qui avait une grosse figure rouge et réjouie, et qui me