Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/104

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existence indépendante, car c’est alors que tu m’obliges à te parler d’un Victor Hugo que tu ne connais pas, et avec lequel ton Victor ne se soucie nullement de te faire faire connaissance. C’est le Victor Hugo qui a des amis et des ennemis, auquel le rang militaire de son père donne le droit de se présenter partout comme l’égal de tout le monde, qui doit à quelques essais bien faibles les avantages et les inconvénients d’une renommée précoce et que tous les salons où il ne montre que bien rarement un visage triste et froid croient occupé de quelque grave conception lorsqu’il ne rêve qu’à une jeune fille douce, charmante, vertueuse et heureusement pour elle ignorée de tous les salons. Ce Victor Hugo-là, mon Adèle, est un fort insipide personnage, je pourrais, je devrais peut-être t’en parler plus longuement, afin de te faire comprendre par une foule de détails que son avenir présente bien quelques espérances ; mais je te supplie de vouloir bien là-dessus m’en croire un peu sur parole, car ces dix lignes ont déjà bien coûté à ton Victor, que ce M. Victor Hugo ennuie beaucoup. Je suis tout confus, ma bonne amie, d’avoir été ainsi amené à parler de moi, mais c’est de ta faute. J’aurais même dû, je te le répète, t’en parler plus longuement, car si tu me demandes ce que j’espère, il faut bien que je te dise sur quoi est basé ce que j’espère.

On t’a inspiré, je le sais, une prévention peu fondée contre la carrière des lettres, cependant, chère amie, c’est à elle que je dois d’être dans la position où je suis. J’ignore où je parviendrai, mais j’ignore aussi s’il est beaucoup de jeunes gens de mon âge qui sans fortune personnelle t’offriraient en eux-mêmes les mêmes garanties pour l’avenir. Qu’ai-je fait pour être condamné à te dire tout cela ? Que n’assistes-tu à ma vie actuelle ? Tu me comprendrais sans peine et peut-être même tes espérances iraient-elles au delà des miennes. Il faut encore en revenir à ma formule éternelle et te prier de ne pas me faire l’injure de voir dans tout ceci le langage de l’amour-propre. Chère amie, si jamais je désire que tu croies à ma franchise, c’est lorsque je te dis que je ne puis être orgueilleux que d’une chose, c’est d’être aimé de toi. Je voudrais que tu visses comme les éloges et même l’enthousiasme vrai ou faux des indifférents passent sur moi et en même temps, mon Adèle, quelle impression profonde me laisse la moindre de tes louanges. Sois certaine que la vanité, l’amour-propre, la fausse gloire ne peuvent approcher d’une créature dont tu es le modèle et l’idole.

On m’a répété bien souvent, on me disait encore tout à l’heure beaucoup trop crûment, que j’étais appelé à je ne sais quelle éclatante illustration (je répète l’hyperbole en propres termes) ; pour moi, je ne me crois fait que pour le bonheur domestique. Si pourtant il fallait passer par la gloire avant d’y arriver, je ne considérerais cette gloire que comme un moyen, et non