Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/134

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l’un est le bonheur, l’autre n’est ni le bonheur, ni le malheur. Dans les deux cas, je ne souffrirai plus.

Ce sont des idées graves et solennelles sur lesquelles je médite souvent, et dont je ne t’entretiens qu’avec répugnance, parce que ce ne sont encore que des idées, et des idées non exécutées ne sont qu’un assemblage de mots plus ou moins sonores. Un jour, soit que la belle et dernière espérance qui me reste, celle d’être à toi, s’évanouisse ou s’accomplisse, tu reliras ces lignes et tu verras si j’avais dit vrai ou faux. C’est dans cette confiance que je les trace.

Je m’aperçois que je m’écarte à chaque instant de l’objet de cette lettre. Je te remercie, mon Adèle, de m’avoir communiqué le chagrin que te causent les propos qu’on t’a répétés avec autant de sottise que de malice. Si tu penses que je puisse continuer à te voir, ils me démontrent plus encore la nécessité de hâter de tout mon pouvoir l’instant si désiré de notre mariage. Cette nécessité ne serait pas là, que mon impatience y suppléerait, certes, et bien au delà. Hélas ! qui peut souhaiter une telle félicité plus ardemment que moi ? Si, pour en accélérer l’époque, je ne fais rien de contraire à mon caractère, ce sera une forte preuve en ma faveur. Il y a des instants, Adèle, où je me sentirais capable de descendre à tout pour arriver plus vite à ce but tant souhaité ; et puis je me réveille, révolté contre moi-même, et me demandant si ce serait en effet y arriver qu’y arriver indigne de toi. Chère amie, c’est une cruelle position que celle d’un jeune homme indépendant par ses principes, ses affections et ses désirs et dépendant par son âge et par sa fortune. Oui, si je sors de cette épreuve pur comme j’y suis entré, je me croirai en droit d’avoir quelque estime pour moi-même.

J’ai bien des soucis à fouler sous mes pieds, car il faut travailler malgré tant d’agitations. Qu’ils se trompent, ceux qui pensent que parmi tous mes vœux, il y a quelque chose pour la gloire, l’illustration, et toutes les grandes petitesses dont on ne peut remplir sa vie qu’au pis-aller et lorsqu’elle est vide d’amour. J’ai consacré mon existence à un dévouement, comme d’autres la sacrifient à une ambition.

Pèse toutes ces paroles, tu y trouveras, Adèle, un amour profond, et si tu m’aimes aussi, tu en seras joyeuse. Je t’envie quelquefois d’être aimée comme je t’aime. Toi, tu m’aimes beaucoup, et voilà tout !

En quoi tes parents peuvent-ils être contrariés qu’on désigne leur fille comme devant être ma femme ? Je sens qu’ils voudraient l’aveu de mon père, ils ont raison sous beaucoup de rapports, et je ferai là-dessus tout ce qui leur plaira. Ce ne sera, certes, jamais moi, le plus impatient des jeunes hommes, qui parlerai de patience. À Dreux, toute ma vie s’est décidée. Je