Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/136

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Samedi, 9 h. du soir (9 février).

Que t’ai-je fait, mon Adèle, pour que tu me reparles encore de tes cruels doutes sur mon estime ? Certes, ces doutes ne seraient-ils pas bien mieux placés dans mon âme, quand je te vois me témoigner tant de défiance, et si peu de foi dans mes paroles ? Est-ce m’estimer que de paraître ne pas croire encore ce que je t’ai dit le plus souvent dans ma vie ? Est-ce m’estimer que de penser que mon amour puisse être fondé sur une autre base que l’admiration la plus vive et le respect le plus profond ? Chère amie, si j’ai pris du fond de l’âme la résolution de marcher noblement et sans fléchir dans cette vie où les prospérités ne s’achètent que trop souvent par des bassesses, sois-en convaincue, mon Adèle bien-aimée, c’est à ma passion enthousiaste pour toi que je le dois. Si je ne t’avais pas connue, toi le plus pur et le plus adorable de tous les êtres, qui sait ce que j’aurais été ? Ô Adèle, c’est ton image gravée dans mon cœur qui y a développé le germe du peu de vertus que je puis avoir. Dieu me garde d’enlever à ma vénérable mère ce que je lui dois ; mais il est incontestable que si j’ai eu la force de pratiquer dans toute leur vigueur les principes sévères dont elle m’a nourri, c’est parce que j’aimais une angélique jeune fille dont je voulais ne pas être trop indigne.

Que les observations naturelles qui t’ont affligée hier ne m’attirent donc pas de ta part ce reproche insupportable de ne pas t’estimer. Moi, ne pas t’estimer ! il me semble que je rêve quand je relis cette partie de ta lettre, si douce et si tendre d’ailleurs ! J’ai été étonné hier croyant d’abord que tu ne partageais pas ma répugnance pour l’inconvenance que je t’avais signalée, j’ai été, je l’avoue, bien étonné et bien affligé ; mais quand tu m’as fait reconnaître en t’expliquant que c’était un malentendu, mon cœur a été soulagé et je n’ai plus eu d’autre peine que le regret de t’en avoir tant causé. Maintenant tes parents ont sans doute senti d’eux-mêmes l’inconvenance qui m’avait tant blessé ; ainsi j’ai un chagrin de moins. J’ai voulu t’écrire tout cela ce soir, parce que ton reproche me pesait sur le cœur. Dieu ! pourquoi les expressions me manquent-elles ? tu verrais, ange, quel temple l’amour le plus ardent t’a élevé dans l’âme de ton Victor. À présent ne m’accuse pas de folie, songe que le sentiment que tu inspires doit être aussi au-dessus des passions ordinaires, que tu es toi-même supérieure aux créatures vulgaires.