Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/164

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Deux heures et demie.

Ton petit frère vient de me tourmenter pour aller avec lui à cette exposition de tableaux ; mais je t’imite et je reste. Mon Adèle, tu t’ennuies sans doute en ce moment ; ce serait un supplice pour moi de penser que tu donnes le bras à un autre ; mais si j’avais su que cela dût entraîner tant de peines pour toi, j’aurais encore préféré ce supplice, tout insupportable qu’il est pour moi. Si je pouvais penser que tu éprouves la même répugnance à donner le bras à un autre homme, que moi à une autre femme, alors je ne regretterais rien ; mais Adèle, quelque idée que j’aie de ta tendresse pour moi d’après les preuves dont tu daignes m’en combler tous les jours, puis-je jamais croire qu’elle égale la mienne pour toi ? En vérité, quand je descends en moi-même, je ne me sens pas tant de présomption.

La scène si triste de ce matin m’a rappelé, chère amie, les contestations que j’avais à soutenir l’hiver dernier avec ma mère pour des choses de ce genre, cependant cette noble mère savait s’arrêter au point où ma résistance fût devenue une douleur.

Mon Adèle, pardonne-moi de t’avoir parlé peut-être un peu durement ce matin de ta mère dans ma lettre, il m’est impossible de te voir maltraiter ainsi et de conserver mon sang-froid ; mais la crainte de t’affliger aurait peut-être dû m’arrêter ; c’est à quoi je n’ai pas réfléchi dans le premier moment. Pardonne-moi.

Notre entretien d’hier soir m’a vivement ému, et en rentrant, ta lettre, cette lettre si tendre et si touchante[1] a prolongé cette émotion jusqu’au mo-

  1. Cette lettre répond à celles du 2 et du 4 mars : « ... Comment peux-tu me dire que la seule considération qui doive me faire envisager mon mariage avec toi comme avantageux pour moi est le rang de ton père ? Quelle erreur est la tienne !… Et que me font les rangs, les dignités ? Serais-tu dans une position qui te mettrait au-dessous des autres, que je ne t’en aimerais pas moins. Ton âme n’en changerait pas. Tu serais toujours Victor, ce Victor que j’aime surtout tel qu’il est, non dans un salon, entouré d’hommages, mais seul, pauvre même... Je te déclare que la dernière des considérations est pour moi celle que tu mettais au-dessus des autres… Que me fait d’être la femme d’un académicien pourvu que je sois la tienne, et comprends ce que me doit faire d’être la belle-fille d’un général, et si quelquefois je te dis de travailler, ce n’est sûrement pas pour que tu acquières de la gloire, mais bien parce que je désire arriver pouvoir te dédommager de tes peines... J’ai trouvé la lettre que tu as écrite à ton père très bien, elle serait bien si tu n’avais pas par trop loué ton Adèle. Je ne suis nullement angélique, c’est une idée qu’il faut que tu t’ôtes de la tête, je suis terrestre. Si quelque chose m’élevait, ce serait sûrement la tendresse que tu me portes et si quelque chose pouvait donner à ton père l’idée d’une personne peu ordinaire, ce serait d’être aimée de toi... Pourquoi toujours me parler de cet artiste si loin de ma pensée et auquel je n’ai pas donné cinq minutes d’attention. Il est trop heureux que tu y aies pensé un instant... Adieu, mon ami, tâche de me lire, car chaque fois que je t’écris, le cœur me bat. » (Reçue le samedi 9 mars 1822.)