Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/213

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Dimanche soir[1].

Oui, mon Adèle, j’ai été ce soir sur le point de me lever et de partir. S’il était possible qu’on se conduisît ainsi à mon égard dans toute autre maison que la tienne, bien certainement je n’y resterais pas un instant de plus et je n’y rentrerais jamais. Il n’y a que toi, Adèle, dont je puisse tout supporter, tout. Mais nul autre ne m’humiliera impunément. Si je fais devant toi une abnégation complète de moi-même, je n’en suis peut-être que plus fier vis-à-vis de tout autre. Je suis le gardien jaloux de tes privilèges sur moi, et je ne puis souffrir que d’autres qui ne me sont rien se croient autorisés à les partager. Ils me comprennent bien peu la plupart de ceux qui t’entourent ! Parce qu’ils me voient te prodiguer le respect et l’adoration, ils se figurent qu’ils ont des droits sur moi. Je vois quelquefois prendre à mon égard des airs de suffisance et d’importance dont je me contente de rire, parce que c’est pour toi qu’il faut les souffrir. Comment donc ne comprennent-ils pas à quelle hauteur tu es placée au-dessus d’eux dans mon estime ? Ils s’imaginent que la fraternité ou la parenté, c’est l’égalité. Adèle, tu n’es l’égale de personne. Je ne connais pas une âme humaine qui puisse se comparer à la tienne. Combien mon Adèle angélique est au-dessus de tout ce qui l’environne ! et quelle joie pour moi de me dire dans mon cœur : elle m’aime, celle dont nul n’est digne ! — Et comment ne supporterais-je pas la manière singulière dont je suis traité chez toi, quand je vois quelle est celle que l’on a pour toi ? J’avoue que je suis un tout autre homme pour toutes les maisons où je vais, mais dois-je m’en étonner, moi qui te suis si démesurément inférieur, quand sous mes yeux les êtres les plus médiocres affectent des airs de fatuité et d’impertinence envers toi, devant qui ils devraient se prosterner de respect ! Quelquefois même ils osent te tourmenter lourdement, et se croient vraiment tes égaux parce qu’il y a quelques gouttes du même sang dans vos veines. Ils ne conçoivent pas qu’ils ne peuvent se rendre dignes d’un tel honneur qu’en se montrant pénétrés de déférence et d’admiration pour toi. — Je n’ai pas besoin, mon Adèle chérie, de te dire ici que je suis bien loin d’avoir l’intention de désigner aucun des êtres pour lesquels la nature réclame ton respect. Tu ne peux penser qu’une

  1. Inédite.