Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/335

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l’attendons les bras ouverts, car il sera pour nous un père, tant qu’il voudra l’être. J’ai eu quelques jours avant mon départ une vision de mauvais augure. Une femme dont le nom ne souillera pas ma plume, la demi-sœur de mon malheureux père, la femme des scellés de 1814[1], s’est rencontrée sur mon passage. Ce mauvais génie de la vie de ma noble mère et de notre enfance a osé me parler, et ce qui m’étonne, c’est que j’ai entendu sa voix, sans que tout mon sang ait jailli de mes veines. Est-il bien vrai que je sois encore mineur ? — Pardon encore, monsieur, de tous mes amis, vous êtes le seul avec lequel je puisse m’épancher ainsi.

Cette lettre se ressent beaucoup du désordre de mes idées. Comme je vous informe de tout ce qui m’arrive de bien et de mal, je dois vous parler d’un honneur qui m’a été donné ces jours derniers, honneur qui n’est peut-être pas indiffèrent pour mon avenir. Les journaux ont pu vous apprendre que j’ai été choisi pour remettre à M. de Chateaubriand ses lettres de maître ès-Jeux Floraux. Il y avait pourtant à Paris cinq autres académiciens plus dignes que moi, dont un est son collègue à la Chambre des Pairs. N’importe, j’ai dû représenter, tout indigne que j’en suis, l’une des premières académies de l’Europe devant le premier écrivain du siècle. Mon insuffisance n’en ressortait que mieux. Ce qui me cause une joie véritable, c’est que d’après la hiérarchie académique, c’est Chateaubriand qui sera chargé de mon oraison funèbre. Je vous parle de tout cela comme un enfant égayé par un jouet. J’ai été heureux de cet incident, parce qu’il établit un nouveau rapport entre Chateaubriand et moi. Adieu, monsieur, comptez sur mon exactitude à vous instruire de tout. Les changements politiques ont remis le doute de ce côté dans mon avenir ; mais ce qui est certain, c’est que je travaille, et comme disait La Fontaine : c’est le fonds qui manque le moins.

En attendant que je vous le prouve, monsieur, veuillez croire à mon profond et inaltérable attachement.

Victor.

Mes hommages respectueux à ces dames. J’attends impatiemment votre réponse. Parlez-moi, je vous prie, d’une santé qui m’est bien chère et dont je suis inquiet. J’espère que vous excuserez ce griffonnage. Je suis très pressé, le courrier va partir[2].

  1. La veuve Martin, sœur du général Hugo.
  2. Collection Louis Barthou.