Au lieu d’une lettre vous en aurez deux. Ma femme vous écrit, et moi aussi. Comment voulez-vous qu’on vous oublie, mon poëte ? Vers et prose, amitié et poésie, de vous tout est charmant. Je vous félicite d’être là-bas et je vous remercierai d’être ici. Vous êtes heureux d’ailleurs, si vilain que soit le printemps, car vous avez la mer qui est belle surtout quand la saison ne l’est pas. Quand le ciel est affreux, l’océan est magnifique. Promenez-vous donc sur la grève. Je vous souhaite une tempête. — Une tempête sans naufrage, bien entendu, car il ne faut pas indigner les philanthropes avec nos fantaisies d’artistes. — Mais revenez bien vite. — Venez pour être accueilli à bras ouverts par vos vieux amis de la place Royale.
Moi, je n’ai rien de beau à vous raconter. Paris est toujours Paris, c’est-à-dire quelque chose d’assez plat. Pour toute tempête et pour tout océan, j’ai la séance du comité historique d’où je vous écris. J’y fais un petit orage précisément en ce moment, j’y soulève à propos de la grille de la place Royale[2] toutes sortes de vagues irritées, et je tâche de faire chavirer le conseil municipal de la ville de Paris, représentée par un navire comme vous savez. Je souffle sur le préfet et je couvre d’écume les architectes. C’est fort amusant de faire ainsi l’Éole, mais j’aimerais encore mieux les envoyer au diable, et m’aller promener moi-même, — avec vous, mon poëte, et au bord de la mer. Je vous aime de tout mon cœur.
Vous avez fait un grand poëme, mon ami. La Chute d’un ange est une de vos plus majestueuses créations[4]. Quel sera donc l’édifice si ce ne sont là que les bas-reliefs ! Jamais le souffle de la nature n’a plus profondément pénétré et n’a plus largement remué, de la base à la cime et jusque dans les moindres rameaux, une œuvre d’art.
Je vous remercie des belles heures que je viens de passer tête-à-tête avec votre génie. Il me semble que j’ai une oreille faite pour votre voix. Aussi je ne vous admire pas seulement du fond de l’âme, mais du fond du cœur ;