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Madame la Vtesse Victor Hugo
chez Madame Vtesse Lefèvre.
Villequier (près Caudebec)[1].
Jeudi, 4 7bre [1845].

C’est aujourd’hui que je veux t’écrire, je vais faire mettre de bonne heure cette lettre à la poste afin qu’elle t’arrive avant ce soir et que dans cette triste et si douloureuse journée tu sentes mon cœur près de toi. Je viens de prier pour toi, pour moi, pour nos enfants, notre ange qui est là-haut. Tu sais comme j’ai la religion de la prière. Il me semble impossible que la prière se perde. Nous sommes dans le mystère. La différence entre les vivants et les âmes, c’est que les vivants sont aveugles, les âmes voient. La prière va droit à elles. Mon Adèle chérie, je t’ai bénie dans le fond de mon cœur, et j’ai prié pour toi cette douce âme qui nous aime et que nous aimons.

Ils sont deux, ils sont heureux, ils vivent ensemble l’œil fixé sur nous, voilà la seule pensée qui puisse nous rendre supportables ces affreux 4 7bre.

Dis-toi aussi, toi qui es aussi mon ange, que les grandes consolations de la vie sont dans les grandes choses qu’on fait, et que dans l’ordre simple et obscur des sentiments de famille et des dévouements domestiques on peut faire de très grandes choses. Tu en as fait. Tu en fais tous les jours. Il est dans ta nature de vivre ainsi, généreusement et doucement. Sois consolée par tout cela et sois bénie pour tout cela.

J’espère que tu te portes bien et ma Dédé bien-aimée également. Dis à Auguste Vacquerie et à ces dames tout ce que j’ai dans le cœur pour lui et pour elles. Prenez, mes deux anges, toute la distraction que vous pourrez à travers de tristes pensées. Tout va bien ici. On nous croit tous à la campagne et personne ne vient. Je t’ai acheté pour ta salle à manger cet hiver un très beau paravent chinois. Je ne puis partir pour Brie-Comte-Robert que lundi, ce qui fait que je ne serai de retour que mercredi, si cela te contrariait écris-le moi, j’y renoncerais. Dans tous les cas, à mercredi au plus tard, mon Adèle chère et bien-aimée. Je prie ma Dédé de me rapporter un brin d’herbe ou une fleur cueillie par elle sur le tombeau.

Je vous embrasse toutes les deux comme je vous aime et comme je veux que vous m’aimiez[2].

  1. Inédite.
  2. Bibliothèque Nationale.