Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/64

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chère Adèle, de déposer tous mes chagrins dans ton âme si bonne et si généreuse ; mais, je te le répète, ce ne peut être que de vive voix et je crains comme toi que de longtemps ce ne soit impossible. Je souffrirai seul. Ce n’est pas que je craigne pour ces lettres. Tout ce que j’ai à te dire, je pourrais le dire devant la terre entière, sans avoir, moi, à rougir. Mais il est une foule de détails qu’il serait minutieux d’écrire et qui constituent cependant mes soucis de tous les jours. Il est ensuite des points très délicats, comme les torts que peuvent avoir envers moi des êtres qui me touchent de près, choses qui ne peuvent que se dire une fois, parce que c’est déjà beaucoup que de dire une fois même justement du mal des gens, et qu’il ne faut jamais répéter que le bien ; ces choses-là ne peuvent donc s’écrire, parce que ce qui est écrit peut se relire. Ajoute à cela que peut-être il m’échapperait en écrivant des paroles trop expressives dont (si j’étais obligé de m’en servir en parlant) je pourrais tempérer l’effet de la voix et du regard.

Il est une dernière considération. J’ai cru remarquer, Adèle, que tu me croyais de l’amour-propre et même, tranchons le mot, de la vanité. Cette observation a dû m’affliger. Si tu as raison, si je suis vain en effet, je dois gémir de ce que, parmi mes nombreux défauts, il se trouve celui que je déteste et que je méprise le plus au monde. Si tu te trompes, si tu prends pour de l’amour-propre une fierté, ou, si tu veux, un orgueil que je m’avoue à moi-même et dont même je m’applaudis, je dois déplorer bien plus encore d’être mal jugé par le seul être sans l’estime duquel je ne puisse vivre, surtout si ce qui lui semble un défaut (et le dernier de tous !) est à mon gré la première qualité de tout homme qui se sent quelque dignité dans l’âme. Tu dois penser, mon Adèle, combien je dois désirer d’effacer cette idée de ton esprit, s’il est vrai que tu l’aies conçue ; c’est donc en ayant soin de ne te parler de moi que le moins possible que j’y puis parvenir. Or, pour te faire la confidence que tu me demandes, il aurait fallu te raconter une foule de choses que tu ne connais pas, récit qui, grâce à tes préventions, aurait pu te sembler peu modeste, de quelque simplicité d’expression que je l’eusse voilé. J’ai donc dû me résoudre à garder encore tous mes chagrins pour moi, d’autant plus que je ne vois pas la nécessité de t’en affliger jusqu’à cette époque où je pourrai trouver des consolations de toutes les douleurs dans un épanchement de toutes les heures, de tous les moments.

En attendant je vois mon avenir tiraillé dans tous les sens par une foule d’égoïstes qui veulent y placer leur intérêt ; mais mon avenir n’est qu’à toi, et je le défends parce que c’est ton bien. Tu me connais peu, Adèle, tu ignores mon caractère, tu ne me vois jamais que contraint et ennuyé de la présence de quelque tiers importun, mais attends, je t’en supplie, avant de me juger. On a dû avoir intérêt à t’inspirer il y a un an des impressions