Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/84

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justification auprès de mon Adèle, et la cruelle lettre que tu m’as écrite n’est pas de toi. Ô mon Adèle, moi te tourmenter jamais ! Voyons, interroge-toi bien, et tu riras d’une telle supposition, ne sais-tu pas que je suis ton esclave, ta propriété, que je donnerais mille vies pour t’épargner une larme ? Adèle, ne me juge pas, je t’en supplie, sur je ne sais quelle parole inconsidérée, mais sur le peu que tu connais de mon âme et de mon caractère. Grand Dieu ! est-ce toi qui as écrit cela : Quel sera mon sort ? je n’en sais rien ; la soirée d’hier m’a laissé une impression qui s’effacera difficilement ? Adèle, ne devais-tu pas penser que ces fatales paroles de doute s’imprimeraient sur mon cœur comme avec un fer ardent ? Oh ! tu es bien cruelle quelquefois ! Chère amie, je ne dirai pas que j’ai pour toi presque de l’admiration, mais une admiration entière, profonde, fondée, mais un culte d’amour, de dévouement et d’enthousiasme. Et c’est toi qui peux dire que tu trembleras un jour devant moi ! Non, ce ne sont point là des idées qui viennent de toi, garde-toi, je t’en conjure, ma noble Adèle, des suggestions étrangères, juge-moi avec ton jugement, vois-moi avec tes yeux. Je suis déjà si peu de chose par moi-même que je m’indigne à l’idée de devenir encore moins dans ton estime, grâce aux autres.

Tu me fais un autre reproche sensible, c’est de voir partout la médiocrité chez les autres. D’abord, chère amie, je te supplie de croire que ma prétendue supériorité est nulle à mes yeux ; je vois les choses de plus haut. La gloire humaine n’est rien près du bonheur angélique promis à celui qui partagera ton sort, et je ne me soucie au monde que de toi, c’est à toi seule que j’aspire, c’est pour toi seule que je vis. En général, il est vrai de dire que la plupart des hommes sont vulgaires et ternes ; je crois que je les méprise en masse, mais si je rencontre parmi eux quelques êtres dignes du nom d’hommes, je ne les aime et ne les en admire que plus. Je te place, mon Adèle bien-aimée, à la tête de tous ces êtres.

Je fais peu de cas, je l’avoue, de l’esprit de convention, des croyances communes, des convictions traditionnelles, c’est que je crois qu’un homme prudent doit tout examiner avec sa raison avant de rien accueillir, s’il se trompe, ce ne sera pas sa faute. Au reste, j’ai peut-être tort dans toutes mes idées, mais je crois du moins n’avoir pas celui de déprécier tout le monde. Je passe au contraire pour enthousiaste et exalté. Le fait est que ma vocation est une vie tranquille, douce, obscure, s’il est possible ; je n’aime rien tant que la vie de ménage et les soins de famille, que ne me connais-tu mieux !

Au reste, chère amie, ta modestie est charmante, mais elle me fâche quelquefois ; tu prétends avoir de la déférence pour mes opinions ; jusqu’ici je ne m’en suis guère aperçu et tu as pu voir souvent au contraire quelle