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théâtre fort et charmant, fait pour le peuple avec le style de l’élite. Poëte, artiste, philosophe, vous trouvez le moyen, avec cette triple profondeur, d’être le plus doux des penseurs. — À vous, à vous[1].


À Émile de Girardin[2].


Londres, 16 août [1863].

Je suis à Londres, à l’auberge, on m’apporte un journal, c’est La Presse, j’y trouve votre nom que je cherche toujours et mon nom que vous écrivez volontiers. Vous avez raison, si l’on pouvait discuter librement en public, nous serions vite d’accord ; vous êtes l’homme du radical et je suis l’homme de l’idéal. Or, la racine c’est l’idée.

Mais vous avez beau être Girardin et Voltaire a beau être Voltaire, Voltaire et Girardin sont forcés à des concessions, et doivent toujours, pour qu’il leur soit permis de parler, semer çà et là le mot roi, comme Spinosa le mot christianisme, dans leurs argumentations les plus logiques et les plus invincibles. Or, dans le radicalisme philosophique, ce mot christianisme n’est qu’une goutte ; dans le radicalisme politique, ce mot roi n’est qu’une goutte ; mais une goutte d’arsenic mêlée au meilleur breuvage du monde, le rend de digestion difficile. Le jour où vous serez libre[3], votre grande logique éclatera dans sa plénitude et rendra visible toute la justesse de votre profond esprit. Ce jour-là, évidemment, nous serons d’accord, je crois, sur presque tous les points. En attendant, vous êtes forcé d’accepter dans une certaine mesure les hommes de l’empire et l’empire, de même qu’Orphée accepte Cerbère, pour passer outre, et vous lui jetez ce gâteau de miel, votre noble, beau et charmant style. Ils vous laisseront passer, mais vous reviendrez seul, et ils ne vous laisseront pas ramener cette Eurydice, la liberté. Un serpent l’a piquée au talon, et un démon la garde dans le sépulcre.

C’est égal, je suis heureux de causer un peu tête à tête avec vous. Vous êtes pour moi un des grands serviteurs du progrès, de la vérité, de la logique et de la liberté ; nos dissidences ne sont pour nous que des raisons de nous approfondir réciproquement, et je suis du fond du cœur votre ami.

Victor Hugo.
  1. Bibliothèque Nationale.
  2. Collationnée sur le brouillon collé dans le Carnet de voyage de 1863.
  3. Émile de Girardin, dans La Presse du 15 août 1863, citait un passage de la lettre de Victor Hugo au Phare de la Loire et combattait notamment l’enseignement gratuit et obligatoire réclamé par Victor Hugo. Il préconisait l’enseignement payé et l’enrôlement volontaire. Comme l’indique ici Victor Hugo, la plume d’Émile de Girardin n’écrivait pas librement.