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ANDERNACH.

du Rhin. Le sable fin coupé de petites pelouses m’invitait, et je me suis mis à remonter lentement la rive vers les collines lointaines de la Sayn. La soirée était d’une douceur charmante ; la nature se calmait au moment de s’endormir. Des bergeronnettes venaient boire dans le fleuve et s’enfuyaient dans les oseraies ; je voyais au-dessus des champs de tabac passer dans d’étroits sentiers des chariots attelés de bœufs et chargés de ce tuf basaltique dont la Hollande construit ses digues. Près de moi était amarré un bateau ponté de Leutersdorf portant à sa proue cet austère et doux mot : Pius. De l’autre côté du Rhin, au pied d’une longue et sombre colline, treize chevaux remorquaient lentement un autre bateau qui les aidait de ses deux grandes voiles triangulaires enflées au vent du soir. Le pas mesuré de l’attelage, le bruit des grelots et le claquement des fouets venaient jusqu’à moi. Une ville blanche se perdait au loin dans la brume ; et tout au fond, vers l’orient, à l’extrême bord de l’horizon, la pleine lune, rouge et ronde comme un œil de cyclope, apparaissait entre deux paupières de nuages au front du ciel.

Combien de temps ai-je marché ainsi, absorbé dans la rêverie de toute la nature ? Je l’ignore. Mais la nuit était tout à fait tombée, la campagne était tout à fait déserte, la lune éclatante touchait presque au zénith quand je me suis, pour ainsi dire, réveillé au pied d’une éminence couronnée à son sommet d’un petit bloc obscur, autour duquel se profilaient des lignes noires imitant, les unes des potences, les autres des mâts avec leurs vergues transversales. Je suis monté jusque-là en enjambant des gerbes de grosses fèves fraîchement coupées. Ce bloc, posé sur un massif circulaire en maçonnerie, c’était un tombeau enveloppé d’un échafaudage.

Pour qui ce tombeau ? Pourquoi cet échafaudage ?

Dans le massif de maçonnerie était pratiquée une porte cintrée et basse grossièrement fermée par un assemblage de planches. J’y ai frappé du bout de ma canne ; l’habitant endormi ne m’a pas répondu.

Alors, par une rampe douce tapissée d’un gazon épais et semée de fleurs bleues que la pleine lune semblait avoir fait ouvrir, je suis monté sur le massif circulaire et j’ai regardé le tombeau.

Un grand obélisque tronqué, posé sur un énorme dé figurant un sarcophage romain, le tout, obélisque et dé, en granit bleuâtre ; autour du monument et jusqu’à son faîte, une grêle charpente traversée par une longue échelle ; les quatre faces du dé crevées et ouvertes comme si l’on en avait arraché quatre bas-reliefs ; çà et là, à mes pieds, sur la plate-forme circulaire, des lames de granit bleu brisées, des fragments de corniches, des débris d’entablement, voilà ce que la lune me montrait.

J’ai fait le tour du tombeau, cherchant le nom du mort. Sur les trois premières façades il n’y avait rien ; sur la quatrième j’ai vu cette dédicace