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À TRAVERS CHAMPS.



LETTRE XVI.
À travers champs.


Il arrive au voyageur des choses effrayantes et surnaturelles. — Grimace que fait le géant. — Où l’on voit que les âmes ne dédaignent pas le bon vin. — Férocité des lois de Nassau. — Le voyageur ne sait plus où il est. — Il s’assied n’importe où, avec une montagne sur sa tête et un nuage sous ses pieds. — Il voit la grande chauve-souris invisible. — Quatre lignes que ne comprendront pas ceux qui ne connaissent point Albert Durer. — Un trou se fait sous ses pieds. — Ce qu’il y voit.


Saint-Goar, août.

Je ne pouvais m’arracher de cette ruine. Plusieurs fois j’ai commencé à descendre, puis je suis remonté.

La nature, comme une mère souriante, se prête à tous nos rêves et à tous nos caprices. Comme j’allais enfin décidément quitter la Souris, l’idée m’est venue, et j’avoue que je l’ai exécutée, d’appliquer mon oreille contre le soubassement de la grosse tour, afin de pouvoir me dire consciencieusement à moi-même que, si je n’y étais pas entré, j’avais du moins écouté au mur. J’espérais un bruit quelconque, sans me flatter pourtant que la cloche de Winfried daignât se réveiller pour moi. En ce moment-là, ô prodige ! j’ai entendu, mais entendu de mes propres oreilles, ce qui s’appelle entendu, un vague frémissement métallique, le son faible et à peine distinct d’une cloche, qui montait jusqu’à moi à travers le crépuscule et semblait en effet sortir de dessous la tour. Je confesse qu’à ce bruit si étrange les vers d’Hamlet à Horatio ont subitement reparu dans ma mémoire, comme s’ils étaient écrits en caractères lumineux ; j’ai même cru un moment qu’ils éclairaient mon esprit. Mais je suis bien vite retombé dans le monde réel. — C’était l’angelus de quelque village perdu au loin dans les plis des vallées que le vent m’apportait complaisamment. — N’importe. Il ne tient qu’à moi de croire et de dire que j’ai entendu tinter et palpiter sous la montagne la mystérieuse cloche d’argent de Velmich.

Comme je sortais du fossé septentrional, qui s’est changé en un ravin très épineux, le mont voisin, le tombeau du géant, s’est brusquement présenté à moi. Du point où j’étais, le rocher dessine à la base de la montagne, tout près du Rhin, le profil colossal d’une tête renversée en arrière, la bouche béante. On dirait que le géant qui, selon les légendes, gît là sur