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DE LORCH À BINGEN.

opposé de la masure. Le vieux avait son capuchon incliné à droite comme les guelfes, le jeune le portait incliné à gauche comme les gibelins. Du reste, ce n’était ni un gibelin ni un guelfe ; ce n’étaient pas non plus deux bourreaux, ni deux démons, ni deux spectres ; c’étaient deux forgerons. Cette fournaise, où rougissait une longue barre de fer, était leur cheminée. La lueur, qui figurait si étrangement dans ce mélancolique paysage l’âme de Hatto changée par l’enfer en flamme vivante, c’était le feu et la fumée de cette cheminée. Le grincement, c’était le bruit d’une lime. Près de la porte, à côté d’un baquet plein d’eau, deux marteaux à longs manches s’appuyaient sur une enclume ; c’est cette enclume que j’avais entendue environ une heure auparavant et qui m’avait fait faire les vers que vous venez de lire.

Ainsi, aujourd’hui la Maüsethurm est une forge. Pourquoi n’aurait-elle pas été une douane jadis ? Vous voyez, mon ami, que décidément Mauth n’a peut-être pas tort.

Rien de plus dégradé et de plus décrépit que l’intérieur de cette tour. Ces murs, auxquels furent attachées les splendides tapisseries épiscopales où les rats, disent les légendes, rongèrent partout le nom de Hatto, ces murs sont à présent nus, ridés, creusés par les pluies, verdis au dehors par les brumes du fleuve, noircis au dedans par la fumée de la forge.

Les deux forgerons étaient du reste les meilleures gens du monde. Je montai l’échelle et j’entrai dans la masure. Ils me montrèrent à côté de leur cheminée la porte étroite et crevassée d’une tourelle sans fenêtre, aujourd’hui inaccessible, où, dirent-ils, l’archevêque se réfugia d’abord. Puis ils m’ont prêté une lanterne, et j’ai pu visiter toute la petite île. C’est une longue et étroite langue de terre où croît partout, au milieu d’une ceinture de joncs et de roseaux, l’euphorha officinalis. À chaque instant, en parcourant cette île, le pied se heurte à des monticules ou s’enfonce dans des galeries souterraines. Les taupes y ont remplacé les rats.

Le Rhin a déchaussé et mis à nu la pointe orientale de l’îlot, qui lutte comme une proue contre son courant. Il n’y a là ni terre ni végétation, mais un rocher de marbre rose qui, à la lueur de ma lanterne, me semblait veiné de sang.

C’est sur ce marbre qu’est bâtie la tour.

La Tour des Rats est carrée. La tourelle, dont les forgerons m’avaient montré l’intérieur, fait sur la face qui regarde Bingen un renflement pittoresque. La coupe pentagonale de cette tourelle longue et élancée et les mâchicoulis postiches sur lesquels elle s’appuie indiquent une construction du onzième siècle. C’est au-dessous de la tourelle que les rats semblent avoir rongé profondément la base de la tour. Les baies de la tour ont tellement