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LÉGENDE DU BEAU PÉCOPIN.

fié un tas de sable fangeux et noir ; dans la Frise un tas de gros sable mêlé de ces coquilles rouges, parmi lesquelles on trouve le cône tigré ; et dans la Chersonèse cimbrique, qu’on nomme aujourd’hui Jutland, un tas de sable fin mêlé de ces coquilles blanches parmi lesquelles il n’est pas rare de rencontrer la telline-soleil-levant…

— Que le diable t’emporte ! interrompit saint Nil, qui est d’un naturel impatient. Viens au fait. Voilà un quart d’heure que tu nous fais perdre à écouter des sornettes. Je compte les minutes.

Le diable s’inclina humblement.

— Vous comptez les minutes, monseigneur ? c’est un noble goût. Vous devez être du midi ; car ceux du midi sont ingénieux et adonnés aux mathématiques, parce qu’ils sont plus voisins que les autres hommes du cercle des étoiles errantes.

Puis, tout à coup, éclatant en sanglots et se meurtrissant la poitrine du poing : — Hélas ! hélas ! mes bons princes, j’ai un bien cruel maître. Pour bâtir sa montagne il m’oblige à venir tous les jours, moi vieillard, remplir cette outre de sable au bord de la mer. Il faut que je la porte sur mes épaules. Quand j’ai fait un voyage, je recommence ; et cela dure depuis l’aube jusqu’au coucher du soleil. Si je veux me reposer, si je veux dormir, si je succombe à la fatigue, si l’outre n’est pas bien pleine, il me fait fouetter. Hélas ! je suis bien misérable et bien battu et bien accablé d’infirmités. Hier, j’avais fait six voyages dans la journée ; le soir venu, j’étais si las, que je n’ai pu hausser jusqu’à mon dos cette outre que je venais d’emplir ; et j’ai passé ici toute la nuit, pleurant à côté de ma charge et épouvanté de la colère de mon maître. Mes seigneurs, mes bons seigneurs, par grâce et par pitié, aidez-moi à mettre ce fardeau sur mes épaules, afin que je puisse m’en retourner auprès de mon maître, car, si je tarde, il me tuera. Ahi ! ahi !

En écoutant cette pathétique harangue, saint Nil, saint Autremoine et saint Jean le Nain se sentirent émus, et saint Médard se mit à pleurer, ce qui causa sur la terre une pluie de quarante jours.

Mais saint Nil dit au démon : — Je ne puis t’aider, mon ami, et j’en ai regret ; mais il faudrait mettre la main à cette outre, qui est une chose morte, et un verset de la très sainte écriture défend de toucher aux choses mortes sous peine de rester impur.

Saint Autremoine dit au démon : — Je ne puis t’aider, mon ami, et j’en ai regret ; mais je considère que ce serait une bonne action, et les bonnes actions ayant l’inconvénient de pousser à la vanité celui qui les fait, je m’abstiens d’en faire pour conserver l’humilité.

Saint Jean le Nain dit au démon : — Je ne puis t’aider, mon ami, et j’en ai regret ; mais, comme tu vois, je suis si petit, que je ne pourrais