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LÉGENDE DU BEAU PÉCOPIN.

fois, et Pécopin entendit cette voix lugubre de l’air qui disait : Rheinstein ; un troisième éclair empourpra les arbres dans la brume, et un troisième oiseau passa. C’était un aigle qui avait une sagette dans le ventre et qui volait pourtant. Alors Pécopin se souvint de la chasse du pfalzgraf, où il s’était laissé entraîner, et il frissonna. Mais le galop du genêt était si éperdu, les arbres et les objets vagues du paysage nocturne fuyaient si promptement, la vitesse de tout était si prodigieuse autour de Pécopin, que, même en lui, rien ne pouvait s’arrêter. Les apparences et les visions se succédaient si confusément, qu’il ne pouvait même fixer sa pensée à ces tristes souvenirs. Les idées passaient dans sa tête comme le vent. On entendait toujours au loin le bruit de la chasse, et par instants le monstrueux cerf de la nuit bramait dans les halliers.

Peu à peu le brouillard s’était levé. Soudain l’air devint tiède, les arbres changèrent de forme ; des chênes-lièges, des pistachiers et des pins d’Alep apparurent dans les rochers ; une large lune blanche entourée d’un immense halo éclairait lugubrement les bruyères. Pourtant ce n’était pas jour de lune.

En courant au fond d’un chemin creux, Pécopin se pencha et arracha de la berge une poignée d’herbes. À la lueur de la lune il examina ces plantes et reconnut avec angoisse l’anthylle vulnéraire des Cévennes, la véronique filiforme et la férule commune dont les feuilles hideuses se terminent par des griffes. Une demi-heure après, le vent était encore plus chaud, je ne sais quels mirages de la mer remplissaient à de certains moments les intervalles des futaies ; il se courba encore une fois sur la berge du chemin et arracha de nouveau les premières plantes que sa main rencontra. Cette fois, c’étaient le cytise argenté de Cette, l’anémone étoilée de Nice, la lavatère maritime de Toulon, le geranium sanguineum des basses Pyrénées, si reconnaissable à sa feuille cinq fois palmée, et l’astrantia major, dont la fleur est un soleil qui rayonne à travers un anneau, comme la planète Saturne. Pécopin vit qu’il s’éloignait du Rhin avec une effroyable rapidité ; il avait fait plus de cent lieues entre les deux poignées d’herbes. Il avait traversé les Vosges, il avait traversé les Cévennes, il traversait en ce moment les Pyrénées. — Plutôt la mort ! pensa-t-il. Et il voulut se jeter en bas de son cheval. Au mouvement qu’il fit pour se désarçonner, il se sentit étreindre les pieds comme par deux mains de fer. Il regarda. Ses étriers l’avaient saisi et le tenaient. C’étaient des étriers vivants.

Les cris lointains, les hennissements et les aboiements faisaient rage ; le cor du vieux chasseur, précédant la chasse à une distance effrayante, sonnait des mélodies sinistres, et, à travers de grands branchages bleuâtres que le vent secouait, Pécopin voyait les chiens traverser à la nage des étangs pleins de reflets magiques.