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LE RHIN.

cent ans. Figurez-vous, si vous pouvez, une pauvre petite créature humaine ou surhumaine courbée, pliée, cassée, tannée, rouillée, éraillée, écaillée, renfrognée, ratatinée et rechignée ; blanche de sourcils et de cheveux, noire de dents et de lèvres, jaune du reste ; maigre, chauve, glabre, terreuse, branlante et hideuse. Et, si vous voulez avoir quelque idée de ce visage, où mille rides venaient aboutir à la bouche comme les raies d’une roue au moyeu, imaginez que vous voyez vivre l’insolente métaphore des latins, anus. Cet être vénérable et horrible était assis ou accroupi près de la fenêtre, les yeux baissés sur son rouet et le fuseau à la main comme une parque.

La bonne dame était probablement fort sourde ; car, au bruit que firent la porte en s’ouvrant et Pécopin en entrant, elle ne bougea pas.

Cependant le chevalier ôta son infule et son bicoquet, comme il sied devant des personnes d’un si grand âge, et dit en faisant un pas : — Madame la duègne, où est Bauldour ?

La dame centenaire leva les yeux, laissa tomber son fil, trembla de tous ses petits membres, poussa un petit cri, se souleva à demi sur la chaise, étendit vers Pécopin ses longues mains de squelette, fixa sur lui son œil de larve, et dit avec une voix faible et osseuse qui semblait sortir d’un sépulcre : — Ô ciel ! chevalier Pécopin ! que voulez-vous ? vous faut-il des messes ? Ô mon Dieu Seigneur ! Chevalier Pécopin, vous êtes donc mort, que voilà votre ombre qui revient ?

— Pardieu, ma bonne dame, — répondit Pécopin, éclatant de rire et parlant très haut pour que Bauldour l’entendît si elle était dans son oratoire, un peu surpris pourtant que cette duègne sût son nom, — je ne suis pas mort. Ce n’est pas mon ombre qui apparaît ; c’est moi qui reviens, s’il vous plaît, moi, Pécopin, un bon revenant de chair et d’os. Et je ne veux pas de messes, je veux un baiser de ma fiancée, de Bauldour, que j’aime plus que jamais. Entendez-vous, ma bonne dame ?

Comme il achevait ces mots, la vieille se jeta à son cou.

C’était Bauldour.

Hélas ! la nuit de chasse du diable avait duré cent ans.

Bauldour n’était pas morte, grâce à Dieu ou au démon ; mais, au moment où Pécopin, aussi jeune et plus beau peut-être qu’autrefois, la retrouvait et la revoyait, la pauvre fille avait cent vingt ans et un jour.