Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome I.djvu/260

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

LE RHIN.

farde, les colonnades de plâtre, les églises-théâtres et les palais-guinguettes, mais il est certain que toutes les pauvres vieilles cités fondent et se dissolvent rapidement dans ces affreux tas de maisons blanches. J’espérais voir à Mayence le Martingsburg, résidence féodale des électeurs-archevêques jusqu’au dix-septième siècle ; les français en avaient fait un hôpital, les hessois l’ont rasé pour agrandir le port franc. Quant à l’hôtel des marchands, bâti en 1317 par la fameuse ligue des cent villes, splendidement décoré des statues de pierre des sept électeurs portant leurs blasons, au-dessous desquels deux figures colossales soutenaient l’écu de l’empire, on l’a démoli pour faire une place. Je comptais me loger vis-à-vis, dans cette hôtellerie des Trois-Couronnes, ouverte dès 1360 par la famille Cleemann, à coup sûr la plus ancienne auberge de l’Europe ; je m’attendais à une de ces hôtelleries comme en décrit le chevalier de Gramont, avec l’immense cheminée, la grande salle à piliers et à solives, dont le mur n’est qu’un vitrage maillé de plomb et, au dehors, la borne à monter sur mule. Je n’y suis pas même entré. La vieille auberge Cleemann est à présent une espèce de faux hôtel Meurice, avec des rosaces en carton-pierre aux plafonds, et aux fenêtres ce luxe de draperies et cette indigence de rideaux qui caractérisent les hôtelleries allemandes.

Quelque jour, Mayence fera de la maison de Bona Monte et de la maison Zum Jungen ce que Paris a fait du vénérable logis du pilier des halles. On détruira, pour le remplacer par quelque méchante façade ornée d’un méchant buste, le toit natal de ce Jean Gensfleisch, gentilhomme de la chambre de l’électeur Adolphe de Nassau, que la postérité connaît sous le nom de Gutenberg, comme elle connaît, sous le nom de Molière, Jean-Baptiste Poquelin, valet de chambre du roi Louis XIV.

Cependant les vieilles églises défendent encore ce qui les entoure ; et c’est autour de sa cathédrale qu’il faut chercher Mayence, comme c’est autour de sa collégiale qu’il faut chercher Francfort.

Cologne est une cité gothique encore attardée dans l’époque romane ; Francfort et Mayence sont deux cités gothiques déjà plongées dans la renaissance, et même, par beaucoup de côtés, dans le style rocaille et chinois. De là, pour Mayence et Francfort, je ne sais quel air de villes flamandes qui les distingue et les isole presque parmi les villes du Rhin.

On sent à Cologne que les austères constructeurs du Dôme, maître Gérard, maître Arnold et maître Jean, ont longtemps empli toute la ville de leur souffle. Il semble que ces trois grandes ombres aient veillé pendant quatre siècles sur Cologne, protégeant l’église de Plectrude, l’église d’Annon, le tombeau de Théophanie et la chambre d’or des onze mille vierges, barrant la route au faux goût, tolérant à peine les imagi-