Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome I.djvu/299

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
279
LE RHIN.

Sareck, qui s’encadre dans la forêt vis-à-vis du couvent de Winsbach, comme le chevalier vis-à-vis du prêtre dans l’ancienne société. Aujourd’hui le château et le couvent, le noble et le prêtre, deux ruines. La forêt seule et la société, renouvelées chaque année, ont survécu.

Si l’on explore les Sept-Monts, on y trouve, à l’état de tronçons enfouis sous le lierre, une abbaye, Schomberg, et six châteaux : le Drachenfels, ruiné par Henri V ; le Wolkenburg, caché dans les nuées, comme le dit son nom, ruiné par Henri V ; le Lowenberg, où se sont réfugiés Bucer et Mélanchton, où se sont enfuis après leur mariage, qui glorifiait l’hérésie, Agnès de Mansfeld et l’archevêque Guebhard ; le Nonnenstromberg et l’Œlberg, bâtis par Valentinien en 368 ; et le Hemmerich, manoir de ces hardis chevaliers de Heinsberg qui faisaient la guerre aux électeurs de Cologne.

Dans la plaine, du côté de Mayence, c’est Frauenstein, qui date du douzième siècle ; Scharfenstein, fief archiépiscopal ; Greifenklau, bâti en 1350. Du côté de Cologne, c’est l’admirable Godesberg. D’où vient ce nom, Godesberg ? Est-ce du tribunal de canton, Goding, qui s’y tenait au moyen âge ? est-ce de Wodan, le monstre à dix mains, que les ubiens ont adoré là ? Aucun antiquaire étymologiste n’a décidé cette question. Quoi qu’il en soit, la nature, avant les temps historiques, avait fait de Godesberg un volcan ; l’empereur Julien, en 362, en avait fait un camp ; l’archevêque Théodoric, en 1210, un château ; l’électeur Frédéric II, en 1375, une forteresse ; l’électeur de Bavière, en 1593, une ruine ; le dernier électeur de Cologne, Maximilien-François, en a fait une vigne.

Les antiques châteaux des bords du Rhin, bornes colossales posées par la féodalité sur son fleuve, remplissent le paysage de rêverie. Muets témoins des temps évanouis, ils ont assisté aux actions, ils ont encadré les scènes, ils ont écouté les paroles. Ils sont là comme les coulisses éternelles du sombre drame qui, depuis dix siècles, se joue sur le Rhin. Ils ont vu, les plus vieux du moins, entrer et sortir, au milieu des péripéties providentielles, tous ces acteurs si hauts, si étranges ou si redoutables : Pépin, qui donnait des villes au pape ; Charlemagne, vêtu d’une chemise de laine et d’une veste de loutre, s’appuyant sur le vieux diacre Pierre de Pise, et caressant de sa forte main l’éléphant Abulabaz ; Othon le Lion secouant sa crinière blonde ; le margrave d’Italie, Azzo, portant la bannière ornée d’anges, victorieuse à la bataille de Mersebourg ; Henri le Boiteux ; Conrad le Vieux et Conrad le Jeune ; Henri le Noir, qui imposa à Rome quatre papes allemands ; Rodolphe de Saxe, portant sur sa couronne l’hexamètre papal : Petra dedit Petro, Petrus diadema Rodolpho ; Godefroi de Bouillon, qui enfonçait la pique du drapeau impérial dans le ventre des ennemis de l’empire ; Henri V, qui escaladait à