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LE RHIN.

Il s’arrêta court. Il me regarda, comme le patron du dampfschiff, de l’air le plus stupéfait ; puis, après un moment de silence, il ajouta avec cette fatuité propre aux aubergistes qui se sentent seuls dans un lieu désert et qui se donnent le luxe d’être insolents parce qu’ils se croient indispensables :

— Monsieur couche dans les champs ?

Je ne crus pas devoir m’émouvoir.

— Non, lui dis-je ; je vais à la ville.

— Où ça, la ville ?

— À Worms.

— Comment, à Worms ?

— À Worms !

— À Worms ?

— À Worms !

— Ah ! reprit l’homme.

Que de choses il peut y avoir dans un ah ! Je n’oublierai jamais celui-là. Il y avait de la surprise, de la colère, du mépris, de l’indignation, de la raillerie, de l’ironie, de la pitié, un regret profond et légitime de mes thalers et de mes silbergrossen, et, en somme, une certaine nuance de haine. Ce ah ! voulait dire : Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? Avec quel sac de nuit me suis-je fourvoyé ? Cela va à Worms ! Qu’est-ce que cela va faire à Worms ? Quelque intrigant ! quelque banqueroutier qui se cache ! Donnez-vous donc la peine de bâtir une auberge sur les bords du Rhin pour de pareils voyageurs ! Cet homme me frustre. Aller à Worms, c’est stupide ! Il eût bien dépensé chez moi dix francs de France ; il me les doit ! c’est un voleur. Est-il bien sûr qu’il ait le droit d’aller ailleurs ? Mais c’est abominable, cela ! Et dire que je me suis commis jusqu’à lui porter ses effets ! un mauvais sac de nuit ! Voilà un beau voyageur, qui n’a qu’un sac de nuit ! quelles guenilles y a-t-il là dedans ? A-t-il une chemise seulement ? Au fait, il est visible que ce français n’a pas le sou. Il s’en serait probablement allé sans payer. Quels aventuriers on peut rencontrer cependant ! À quoi est-on exposé ! Je devrais peut-être offrir celui-ci à la maréchaussée. Mais, bah, il faut en avoir pitié. Qu’il aille où il voudra. À Worms, au diable ! Je fais aussi bien de le planter là, au beau milieu de la route, avec sa sacoche !

Ô mon ami ! avez-vous remarqué comme il y a de grands discours qui sont vides et des monosyllabes qui sont pleins ?

Tout cela dit dans cet ah ! il saisit ma « sacoche » et la jeta à terre.

Puis il s’éloigna majestueusement avec sa charrette. Je crus devoir faire quelques remontrances.