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WORMS. — MANNHEIM.

y avait une rangée de maisons il n’y a plus qu’une muraille ; où il y avait une muraille il n’y a plus rien. L’herbe remplace le pavé. La vie se retire vers le centre, vers le cœur, comme dans l’homme agonisant. Ce sont les extrémités qui meurent les premières, les membres chez l’homme, les faubourgs dans les villes. Les endroits déserts perdent les maisons, les endroits habités perdent les étages. Les églises s’effondrent, se déforment et s’en vont en poussière, non faute de croyances, comme dans nos fourmilières industrielles, mais faute de croyants. Des quartiers tout entiers tombent en désuétude. Il est presque étrange d’y passer ; des espèces de peuplades sauvages s’y installent. Ici ce n’est plus la ville qui se répand dans la campagne, c’est la campagne qui rentre dans la ville. On défriche la rue, on cultive le carrefour, on laboure le seuil des maisons ; l’ornière profonde des chariots à fumier creuse et bouleverse les anciens dallages ; les pluies font des mares devant les portes ; le caquetage discordant des basses-cours remplace les rumeurs de la foule. D’une place réservée aux cérémonies impériales on fait un carré de laitues. L’église devient une grange, le palais devient une ferme, la tour devient un pigeonnier, la maison devient une baraque, la boutique devient une échoppe, le bassin devient un étang, le citadin devient un paysan ; la cité est morte. Partout la solitude, l’ennui, la poussière, la ruine, l’oubli. Partout, sur les places désertes, sur les passants enveloppés et mornes, sur les visages tristes, sur les pans de murs écroulés, sur les maisons basses, muettes et rares, l’œil de la pensée croit voir se projeter les longues et mélancoliques ombres d’un soleil couchant.

Malgré tout cela, à cause de tout cela peut-être, Worms, encadrée par le double horizon des Vosges et du Taunus, baignée par son beau fleuve, assise parmi les innombrables îles du Rhin, entourée de son enceinte décrépite de murailles et de sa fraîche ceinture de verdure, Worms est une belle, curieuse et intéressante cité. J’ai vainement cherché la partie de la ville bâtie en dehors de cette ligne de murs et de tours carrées, qui, de la porte de Saint-Martin, allait couper le Rhin à angle droit. Ce faubourg n’existe plus. Je n’ai trouvé aucun vestige de la Neu-Thurm, qui en terminait l’extrémité orientale avec sa flèche aiguë et ses huit tourelles. Il ne reste pas pierre sur pierre de cette magnifique porte de Mayence, qui avoisinait la Neu-Thurm, et qui, avec ses deux hauts beffrois, vue du Rhin parmi les clochers, ressemblait à une église, et, vue de la plaine parmi les tours, ressemblait à une forteresse. La petite nef de Saint-Amandus a disparu ; et, quant à Notre-Dame, jadis si étroitement serrée par les maisons et les toits, elle est aujourd’hui au milieu des champs. Devant le portail des vierges sages et des vierges folles, des jeunes filles qui sont belles comme les sages et gaies comme les folles étendent sur le pré leur linge lavé au