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LE RHIN.

Je relis ces lignes que je viens d’écrire, et je serais presque tenté de les effacer. Ne vous y méprenez pas, mon ami, et n’y voyez pas ce que je n’ai point voulu y mettre. C’est une opinion d’artiste sur deux ouvrages d’art, rien de plus. Gardez-vous d’y voir un jugement entre deux religions. Toute religion m’est vénérable. Le catholicisme est nécessaire à la société, le protestantisme est utile à la civilisation. Et puis insulter Luther à Worms, ce serait une double profanation. C’est à Worms surtout que le grand homme a été grand. Non, jamais l’ironie ne sortira de ma bouche en présence de ces penseurs et de ces sages qui ont souffert pour ce qu’ils ont cru le bien et le vrai, et qui ont généreusement dépensé leur génie pour accroître, ceux-ci la foi divine, ceux-là la raison humaine. Leur œuvre est sainte pour l’univers et sacrée pour moi. Heureux et bénis ceux qui aiment et qui croient, soit qu’ils fassent, comme les catholiques, de toute philosophie une religion, soit qu’ils fassent, comme les protestants, de toute religion une philosophie.

Mannheim n’est qu’à quelques lieues de Worms, sur l’autre rive du Rhin. Mannheim n’a guère, à mes yeux, d’autre mérite que d’être née la même année que Corneille, en 1606. Deux cents ans, pour une ville, c’est l’adolescence. Aussi Mannheim est-elle toute neuve. Les braves bourgeois, qui prennent le régulier pour le beau et le monotone pour l’harmonieux, et qui admirent de tout leur cœur la tragédie française et le côté en pierre de la rue de Rivoli, admireraient fort Mannheim. Cela est assommant. Il y a trente rues, et il n’y a qu’une rue ; il y a mille maisons, et il n’y a qu’une maison. Toutes les façades sont identiquement pareilles, toutes les rues se coupent à angle droit. Du reste, propreté, simplicité, blancheur, alignement au cordeau ; c’est cette beauté du damier dont j’ai parlé quelque part.

Vous savez que le bon Dieu est pour moi le grand faiseur d’antithèses. Il en a fait une, et des plus complètes, en faisant Mannheim à côté de Worms. Ici la cité qui meurt, là la ville qui naît ; ici le moyen âge avec son unité si harmonieuse et si profonde, là le goût classique avec tout son ennui. Mannheim arrive, Worms s’en va ; le passé est à Worms, l’avenir est à Mannheim. (Ici j’ouvre une parenthèse. Ne concluez pas de ceci pourtant que l’avenir soit au goût classique.) Worms a les restes d’une voie romaine, Mannheim est entre un pont de bateaux et un chemin de fer. Maintenant il est inutile que je vous dise où est ma préférence, vous ne l’ignorez pas. En fait de villes, j’aime les vieilles.

Je n’en admire pas moins cette riche plaine où Mannheim est assise, et qui a une largeur de dix lieues entre les montagnes du Neckar et les collines de l’Isenach. On fait les cinq premières lieues, de Heidelberg à