Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome I.djvu/341

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
321
HEIDELBERG.

ou Hailes’s, ce n’est pas de l’histoire, ce sont des contes. Le jour où ils se nomment Homère, Virgile ou Shakespeare, c’est plus que de l’histoire, c’est de l’épopée.

Le Schwalbennest a encore aujourd’hui une fière et sombre mine. C’est un donjon carré dont les deux angles tournés vers la vallée disparaissent et s’absorbent sous deux tourelles rondes à mâchicoulis ; une double circonvallation couverte de lierre l’enveloppe, et tout ce bloc pend, comme je vous l’ai dit, accroché au flanc d’une montagne presque en surplomb sur le Neckar.

J’ai escaladé le sentier, jadis si redoutable, où ont ruisselé l’huile bouillante, la poix allumée et le plomb fondu des mâchicoulis. Je suis entré par cette poterne et par cette porte qui ont été murées, aujourd’hui larges crevasses qui livrent passage au premier venu, et avec un clou j’ai gravé ces trois lignes sur une pierre du chambranle de la porte : Quand la porte du tombeau s’est fermée sur une famille pour ne plus s’ouvrir, la porte de la maison s’ouvre pour ne plus se fermer.

L’intérieur du burg est d’un aspect lugubre. Des racines d’arbres soulèvent çà et là ce vieux dallage du douzième siècle où a résonné la colossale armure de Bligger quand le burgrave tomba roide mort sur le pavé. La montagne, pleine de sources, continue de suinter goutte à goutte dans la citerne à demi comblée. Les fraisiers en fleurs s’épanouissent entre les dalles. Les pierres des murs, fouettées par la pluie et rongées par la lune, sont piquées de mille trous où des larves de papillons-spectres filent dans l’ombre leur cocon. Aucun pas humain dans cette demeure. Aux fenêtres inaccessibles du donjon apparaissent des châtelaines sauvages, les fougères, qui y agitent leur éventail, et les ciguës, qui y penchent leur parasol. La grande salle, dont le toit et les plafonds se sont effondrés, est encore royalement décorée par treize croisées toutes grandes ouvertes sur la vallée. Au moment où j’y étais, le soleil couchant encadrait dans l’une d’elles un Claude Lorrain magnifique.

L’autre donjon n’a pas de nom, n’a pas d’histoire, n’a pas de date pour ainsi dire, n’a presque plus de forme, et est beaucoup plus formidable encore que le Nid-d’Hirondelle.

Si l’on oublie un instant la tour carrée qui le domine encore, ce n’est plus un donjon, ce n’est plus une ruine, ce n’est plus une masure, ce n’est plus un édifice ayant forme humaine (car l’homme imprime sa forme à l’édifice) ; c’est un bloc, une masse caverneuse, un rocher percé comme un poumon de trous et de cæcums ; c’est un énorme madrépore que pénètre et que remplit inextricablement de toutes ses antennes, de tous ses pieds, de tous ses doigts, de tous ses cous, de toutes ses spirales, de tous ses becs,