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HEIDELBERG.

Elle avait apporté en dot à son mari la fatalité de sa famille. Ce n’était pas Élisabeth qui épousait un trône, c’était Frédéric V qui épousait l’exil.

Frédéric V, dans la niche obscure où une broussaille le cache presque entièrement, a encore sur la tête cette couronne de Bohême d’où la guerre de Trente Ans est sortie ; mais il n’a plus les deux mains qui l’avaient saisie. Chose étrange, une bombe suédoise les lui a coupées.

Louis V, qui l’avoisine, n’est pas moins sombre. On dirait qu’il sait qu’il n’y a plus de gardes dans la place d’armes, que la tour Jamais-Vide est vide, qu’il n’y a plus de prêtres dans la chapelle, qu’il n’y a plus de lions dans la tour du Géant, qu’il n’y a plus d’électeurs en Allemagne, qu’il n’y a plus de palatins à Heidelberg, et que sa Grosse-Tour, qu’il avait faite, après le donjon de Bourges, la plus haute tour de l’Europe, pend écroulée derrière lui. Il regarde tristement le lierre qui avance peu à peu sur son visage.

Cette grosse tour avait un pendant à l’autre extrémité de ce palais-forteresse. C’était la tour de Frédéric le Victorieux.

Vers 1455, Frédéric Ier, voulant rendre son château inexpugnable, fit élever une forte tour au-dessus du petit vallon qui le sépare des montagnes au levant. Cette tour était haute de quatrevingts pieds, bâtie en granit et fermée de portes de fer. Le côté de sa muraille qui regardait l’ennemi avait vingt pieds de large. Frédéric fit placer dans l’intérieur trois formidables batteries superposées, et scella dans les voûtes, pour la manœuvre des engins, d’énormes anneaux de fer qui y pendent encore. En 1610, son arrière-petit-neveu Frédéric IV exhaussa encore cette immense tour d’un grand étage octogone. — Quand cette prodigieuse construction fut terminée et complète, le pouce du roi de France irrité se posa dessus et la fit éclater comme une noix.

Aujourd’hui la Tour de Frédéric le Victorieux s’appelle la Tour Fendue.

Une moitié de ce colossal cylindre de maçonnerie gît dans le fossé. D’autres blocs lézardés se détachent du sommet et auraient croulé depuis longtemps, mais des arbres monstrueux les ont saisis dans leurs griffes puissantes et les retiennent suspendus au-dessus de l’abîme.

À quelques pas de cette ruine effrayante, le hasard a jeté une ruine ravissante ; c’est l’intérieur de ce palais d’Othon-Henri dont jusqu’ici, cher Louis, je ne vous ai montré que la façade. Il y a là, debout, ouvertes, livrées au premier venu, sous le soleil et sous la pluie, sous la neige et sous le vent, sans voûte, sans lambris, sans toit, percées comme au hasard dans des murs démantelés, douze portes de la renaissance, douze joyaux d’orfèvrerie, douze chefs-d’œuvre, douze idylles de pierre, auxquelles se mêle, comme sortie des mêmes racines, une admirable et charmante forêt de fleurs sauvages dignes des palatins, consule dignæ. Je ne saurais vous dire ce qu’il y a