LETTRE II.
Montmirail. — Montmort. — Épernay.
À la Ferté-sous-Jouarre, j’ai loué la première carriole venue, en ne m’informant guère que d’une chose : a-t-elle la voie, et les roues sont-elles bonnes ? et je m’en suis allé à Montmirail. Rien dans cette petite ville qu’un assez frais paysage à l’entrée de deux belles allées d’arbres. Le reste, le château excepté, est un fouillis de masures.
Lundi, vers cinq heures du soir, je quittai Montmirail en me dirigeant vers la route de Sézanne à Épernay. Une heure après, j’étais à Vaux-Champs, et je traversais le fameux champ de bataille. Un moment avant d’y arriver, j’avais rencontré sur la route une charrette bizarrement chargée. Pour attelage, un âne et un cheval. Sur la voiture, des casseroles, des chaudrons, de vieux coffres, des chaises de paille, un tas de meubles ; à l’avant, dans une espèce de panier, trois petits enfants presque nus ; à l’arrière, dans un autre panier, des poules. Pour conducteur, un homme en blouse, à pied, portant un enfant sur son dos. À quelques pas, une femme marchant aussi et portant aussi un enfant, mais dans son ventre. Tout ce déménagement se hâtait vers Montmirail, comme si la grande bataille de 1814 allait recommencer. — Oui, me disais-je, on devait rencontrer ici de ces charrettes-là il y a vingt-cinq ans. — Je me suis informé ; ce n’était pas un déménagement, c’était une expatriation. Cela n’allait pas à Montmirail, cela allait en Amérique. Cela ne fuyait pas une bataille, cela fuyait la misère. En deux mots, cher ami, c’était une famille de pauvres paysans alsaciens émigrants, à qui l’on promet des terres dans l’Ohio et qui s’en vont de leur pays sans se douter que Virgile a fait sur eux les plus beaux vers du monde il y a deux mille ans.