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CONCLUSION.


II


Sauf quelques détails qui viendront en leur lieu et qui ne dérangeront en rien cet ensemble, telle était l’Europe au moment que nous avons indiqué. Comme on l’a pu reconnaître, le doigt divin, qui conduit les générations de progrès en progrès, était dès lors partout visible dans la disposition intérieure et extérieure des éléments qui la constituaient, et cette ruche de royaumes et de nations était admirablement construite pour que déjà les idées y pussent aller et venir à leur aise et faire dans l’ombre la civilisation.

À ne prendre que l’ensemble, et en admettant les restrictions qui sont dans toutes les mémoires, ce travail, qui est la véritable affaire du genre humain, se faisait au commencement du dix-septième siècle en Europe mieux que partout ailleurs. En ce temps où vivaient, respirant le même air, et par conséquent, fût-ce à leur insu, la même pensée, se fécondant par l’observation des mêmes événements, Galilée, Grotius, Descartes, Gassendi, Harvey, Lope de Vega, Guide, Poussin, Ribera, Van Dyck, Rubens, Guillaume d’Orange, Gustave-Adolphe, Waldstein, le jeune Richelieu, le jeune Rembrandt, le jeune Salvator Rosa, le jeune Milton, le jeune Corneille et le vieux Shakespeare, chaque roi, chaque peuple, chaque homme, par la seule pente des choses, convergeaient au même but, qui est encore aujourd’hui la fin où tendent les générations, l’amélioration générale de tout par tous, c’est-à-dire la civilisation même. L’Europe, insistons sur ce point, était ce qu’elle est encore, un grand atelier où s’élaborait en commun cette grande œuvre.

Deux seuls intérêts, séparés dans un but égoïste de l’activité universelle, épiant sans cesse pour choisir leur moment le vaste atelier européen, l’un procédant par invasion, l’autre par empiétement ; l’un bruyant et terrible dans son allure, brisant de temps à autre les barrières et faisant brèche à la muraille ; l’autre, habile, adroit et politique, se glissant par toute porte entr’ouverte, tous deux gagnant continuellement du terrain, troublaient, pressaient entre eux et menaçaient alors l’Europe. Ces deux intérêts, ennemis d’ailleurs, se personnifiaient en deux empires ; et ces deux empires étaient deux colosses

Le premier de ces deux colosses, qui avait pris position sur un côté du continent au fond de la Méditerranée, représentait l’esprit de guerre, de violence et de conquête, la barbarie. Le second, situé de l’autre côté, au seuil de la même mer, représentait l’esprit de commerce, de ruse et d’envahissement, la corruption. Certes, voilà bien les deux ennemis naturels de la civilisation.

Le premier de ces deux colosses s’appuyait puissamment à l’Afrique et à l’Asie. En Afrique, il avait Alger, Tunis, Tripoli de Barbarie et l’Egypte entière d’Alexandrie à Syène, c’est-à-dire toute la côte depuis le Peñon de Velez jusqu’à l’isthme de Suez ; de là il s’enfonçait dans l’Arabie Troglodyte, depuis Suez sur la mer Rouge jusqu’à Suakem.