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CHÂLONS. — SAINTE-MENEHOULD…

soufflent mot de Notre-Dame ! La Notre-Dame de Châlons est une église romane à voûtes trapues et à robustes pleins cintres, fort auguste et fort complète, avec une superbe aiguille de charpente revêtue de plomb, laquelle date du quatorzième siècle. Cette aiguille, sur laquelle les feuilles de plomb dessinent des losanges et des écailles, comme sur une peau de serpent, est égayée à son milieu par une charmante lanterne couronnée de petits pignons de plomb, dans laquelle je suis monté. La ville, la Marne et les collines sont belles à voir de là.

Le voyageur peut admirer aussi de beaux vitraux dans Notre-Dame et un riche portail du treizième siècle. Mais, en 93, les gens du pays ont crevé les verrières et exterminé les statues du portail. Ils ont ratissé les opulentes voussures comme on ratisse une carotte. Ils ont traité de même le portail latéral de la cathédrale et toutes les sculptures qu’ils ont rencontrées dans la ville. Notre-Dame avait quatre aiguilles, deux hautes et deux basses ; ils en ont démoli trois. C’est une rage de stupidité qui n’est nulle part empreinte comme ici. La révolution française a été terrible ; la révolution champenoise a été bête.

Dans la lanterne où je suis monté, j’ai trouvé cette inscription gravée dans le plomb à la main et en écriture du seizième siècle : Le 28 aoust 1580 la paix a esté publiée à Châl….

Cette inscription, à moitié effacée, perdue dans l’ombre, que personne ne cherche, que personne ne lit, voilà tout ce qui reste aujourd’hui de ce grand acte politique, de ce grand événement, de cette grande chose, la paix conclue entre Henri III et les huguenots par l’entremise du duc d’Anjou, précédemment duc d’Alençon. Le duc d’Anjou, qui était le frère du roi, avait des vues sur les Pays-Bas et des prétentions à la main d’Élisabeth d’Angleterre. La guerre intérieure avec ceux de la religion le gênait dans ses plans. De là cette paix, cette fameuse affaire publiée à Châlons le 28 août 1580, et oubliée dans le monde entier le 22 juillet 1838.

L’homme qui m’a aidé à grimper d’échelle en échelle dans cette lanterne est le guetteur de la ville, le guettier, comme il s’appelle. Cet homme passe sa vie dans la guette, petite cage qui a quatre lucarnes aux quatre vents. Cette cage et son échelle, c’est l’univers pour lui. Ce n’est plus un homme, c’est l’œil de la ville, toujours ouvert, toujours éveillé. Pour s’assurer qu’il ne dort pas, on l’oblige à répéter l’heure, chaque fois qu’elle sonne, en laissant un intervalle entre l’avant-dernier coup et le dernier. Cette insomnie perpétuelle serait impossible ; sa femme l’aide. Tous les jours à minuit, elle monte, et il va se coucher ; puis il remonte à midi, et elle redescend. Ce sont deux existences qui accomplissent leur rotation l’une à côté de l’autre sans se toucher autrement qu’une minute à midi et une minute à minuit.